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Tintin et Filou au pays des oulemas

Le jeudi 14 octobre 2004.

La valse des négociateurs visitant le Moyen-Orient, pour tenter de faire libérer les deux journalistes français et leur chauffeur syrien kidnappés en Irak, soulève au passage le couvercle d’une poubelle nauséabonde, où se vautre la diplomatie française.



« Si on l’avait appelé Microcéphale, il n’aurait pas compris… », dixit un ami de Philippe Brett, alias « Petit Pois », ancien chauffeur du FN et « modeste agent de sécurité » de son état. Voilà pour le premier artiste [1]. Le second, c’est Didier Julia, un député UMP, gaulliste ancien modèle… fasciné par le modèle du parti baasiste de Saddam Hussein. Ce petit-fils de l’éditeur de dicos Pierre Larousse ne « sème à tous vents » que la colère dans les rangs de la diplomatie française depuis 2002, en raison de ses incursions dans les relations internationales [2].

Ces cartes de visite, dignes d’un San Antonio, ont ouvert, à deux zigotos, les portes d’un polar à Damas. Objectif : libérer des journalistes français pris en otages en Irak. On connaît la suite : le scénario, écrit à la 6-4-2, s’est cassé la gueule, et les deux tristes sires ont été accusés de mettre la vie des journalistes en danger. Après avoir prétendu n’être pour rien dans la « mission Julia », Matignon et le Quai d’Orsay reconnaissent n’avoir rien fait pour l’« entraver ». Parce que des lampistes comme on en fait plus ça peut toujours servir ? Parce qu’un sénateur, Jean-Pierre Camoin, aurait fait le lien entre la mission officieuse et l’Élysée [3] ? Parce qu’il « aurait été, de notre part, irresponsable de ne pas étudier toutes les pistes », selon les mots de Jean-Pierre Raffarin [4] ? Ou parce que « les passerelles entre la fine équipe de libérateurs et l’actuelle majorité sont nombreuses », comme le révèle Le Canard enchaîné [5] ? L’hebdo satirique souligne entre autres que l’équipe envoyée à Damas était orchestrée par Gérard Daury, qui a longtemps dirigé le mouvement Initiative et Liberté [6]. Cette organisation de « tendance libérale musclée » invite parfois Juppé, Sarkozy et d’autres pointures de l’UMP à ses congrès annuels, comme en février 2004 [7].

Du calme !

Depuis le début de cette affaire d’otages, chacun tire la couverture à lui : qui pour acquérir de la crédibilité (on pense aux membres du Conseil français du culte musulman, dépêchés sur place), qui pour se racheter une virginité politique (le président ivoirien Gbagbo, mettant son avion à disposition de Julia), qui pour se faire une place au soleil (les deux zozos dont il est question)… Si pour l’instant tout foire, autant que… ça serve à faire tourner la machine. Le président Chirac a appelé la nation entière à la cohésion. Et, dans la foulée, le Premier ministre Raffarin a jugé que l’« unité nationale » était « l’une des conditions de la libération » des deux journalistes [8]. Exit donc les polémiques gênantes sur les « mensonges d’État », ainsi que le porte-parole du PS qualifiait l’affaire [9]. Le gouvernement s’en tire à bon compte et fait d’une pierre deux coups : appel à l’union sacrée et à la discipline. Le tout au nom de l’intérêt des otages.

Préserver l’intérêt des otages, uniquement ? Une résolution pacifique du rapt n’éviterait-elle pas également de raviver le débat sur un autre sujet d’actualité intérieure : le foulard ? Pour rappel, « l’Armée islamique en Irak », responsable de l’enlèvement des deux journalistes et de leur chauffeur syrien sur la route de Bagdad, exigeait que la France retire la loi interdisant les signes religieux à l’école publique, dont le voile islamique. C’est ce caractère religieux des revendications qui avait poussé le Conseil français du culte musulman à envoyer une délégation en Irak auprès du Comité des oulémas musulmans, la principale organisation représentative des sunnites irakiens, et à y dire que « la France n’est pas en guerre contre l’islam et la communauté musulmane [10] ». Au-delà de la religion, le voile questionne l’existence d’écoles ghettos, de bahuts à discrimination dite « positive ». Et des classes d’élèves issus de classes sociales défavorisées parce qu’immigrées, de classes sociales immigrées parce que défavorisées. Mis sur le tapis indirectement : l’universalisme de façade de la République.

Ou bien s’agit-il, dans cette affaire, de sauver deux ressortissants et de rassurer, dans un même mouvement, le marché économique français face à un nouveau territoire à conquérir ? Il y a fort à parier que l’investissement d’entreprises françaises en Irak dépende aussi de la résolution de la prise d’otages. Le français Alcatel aurait-il annoncé, en février 2004, l’ouverture officielle du premier réseau de téléphones portables dans le centre de l’Irak, Bagdad incluse [11], si des compatriotes avaient été enlevés au même moment ? La réponse semble évidente : non. Décourager la présence de sociétés économiques étrangères est d’ailleurs l’un des buts visés lors des enlèvements. Notamment lorsque ces sociétés sont associées à l’occupation militaire. Ne citons pour exemple que le sort de ce travailleur turc, pris en otage par un groupe irakien qui menaçait de le tuer si son entreprise ne cessait pas de travailler avec l’armée américaine [12].

L’une des seules boîtes françaises à qui l’instabilité politique irakienne et ses dangers quotidiens doivent profiter, c’est Géos : une « société de sécurité privée » (qui a dit « mercenaires » ?) qui a installé des bureaux à Ryad en avril 2003, soit peu après la fin officielle du conflit, comme l’a révélé CQFD. Cette bande de joyeux turlurons assure en effet la protection de trois sociétés françaises impliquées en Irak. Toutefois, « nous leur avons conseillé de se rendre sur le terrain pour le moment. Nous sommes payés pour protéger nos clients, pas pour faire la guerre. », expliquait Jacquet, porte-parole du groupe [13]. L’intérêt n’est certes pas de faire la guerre, mais d’en profiter…

Hertje


[1Le Canard enchaîné, 6 octobre 2004.

[2La Libre Belgique, 6 octobre 2004.

[3Le Soir, 5 octobre 2004.

[4Libération, 6 octobre 2004.

[5Le Canard enchaîné, 6 octobre 2004.

[6Ce mouvement est composé d’anciens du SAC, Service d’action civique.

[7Le Canard enchaîné, 6 octobre 2004.

[8La Libre Belgique, 6 octobre 2004.

[9Libération, 6 octobre 2004.

[10Le Soir, 25 septembre 2004.

[11Ce qu’il faut dire, détruire, découvrir…, 15 mars 2004.

[12Le Soir, 25 septembre 2004.

[13Ce qu’il faut dire, détruire, découvrir…, 15 mars 2004.