Des montagnes du Sud-Est mexicain, il n’est plus question dans les médias de l’Hexagone, pourtant, malgré l’occupation militaire massive de la région, malgré la « guerre de basse intensité » qui n’a pas cessé, la rébellion indienne et paysanne consolide l’organisation de l’autonomie à travers les cinq caracoles (escargots) où siègent les « conseils de bon gouvernement », c’est-à-dire d’autogouvernement. Le caracol représente une spirale qui invite à entrer autant qu’à sortir et dont il est difficile de déterminer le début et la fin. Ce peut être tout simplement aussi un symbole de la vie.
Un an après leur création par les communes autonomes zapatistes (il en existe une trentaine, réunissant chacune plusieurs milliers de paysans), les conseils de bon gouvernement ont rendu public leur premier bilan, concernant la santé, la justice, l’éducation, les coopératives agricoles et artisanales, la commercialisation de leur production, le transport, la communication (internet et vidéo)… Entre le 15 et le 25 août a été diffusée, sous le titre énigmatique de « Lire une vidéo », une série de huit communiqués, écrits par Marcos avec sa verve habituelle qui incite à leur traduction rapide en de multiples langues. Ce titre est une référence aux scandales de la corruption au Mexique livrant, via des vidéos filmées par des caméras cachées, aux téléspectateurs les images de politiciens — de gauche — se mettant des pesos ou des dollars plein la mallette et, pour finir, faute de place, plein les poches. Marcos explique d’ailleurs que les politiciens de droite ne sont pas en reste mais simplement plus expérimentés dans l’art des transferts discrets de devises.
Six de ces communiqués sont consacrés à la première année d’existence des « conseils de bon gouvernement » au Chiapas, aux difficultés qu’ils rencontrent, à leur fonctionnement fondé sur « une rotation des tâches entre tous les membres des conseils autonomes de chaque secteur ». « Il s’agit d’un vaste processus par lequel des villages entiers apprennent à gouverner. » En cette première année de pratique, les deux principales failles, soulignées par Marcos, concernent la faible participation des femmes à ces conseils (alors qu’elles forment aujourd’hui presque la moitié des effectifs de l’armée zapatiste — EZLN — et plus du tiers des comités clandestins révolutionnaires indigènes, sa direction) et la relation entre la structure hiérarchique de l’EZLN et l’organisation civile des communautés, les communes autonomes et les espaces construits par les zapatistes pour leur coordination : les caracoles. « Au départ, l’idée était que l’EZLN devait accompagner et appuyer les peuples dans la construction de l’autonomie. Cependant, l’accompagnement s’est converti en direction, le conseil en ordre… et le soutien en entrave. […] Le fait que l’EZLN soit une organisation politico-militaire et clandestine contamine aujourd’hui encore des processus qui se doivent d’être démocratiques. » Il est rare de voir une organisation armée dénoncer elle-même son influence : l’EZLN, qui n’a pas rendu ses armes mais ne les utilise pas non plus, depuis le 12 janvier 1994, a toujours répété qu’elle avait l’ambition de disparaître en tant que structure militaire. Toutes les initiatives zapatistes depuis la création des premières communes autonomes, en décembre 1994, ont été pacifiques, et le mouvement refuse clairement l’avant-gardisme comme toute stratégie de prise du pouvoir.
Marcos fait ressortir, dans le processus de construction de l’autonomie, le rôle et l’importance de la solidarité internationale, il salue « le soutien et la sympathie de centaines de milliers de personnes sur les cinq continents » qui « ont fait leur une cause que, tout seuls, nous avons du mal à assumer : la construction d’un monde où aient place tous les mondes ».
La troisième partie de « Lire une vidéo » se termine par les comptes des sommes qui ont été reçues par les cinq conseils et de celles qui ont été utilisées. La cinquième partie détaille « cinq décisions de bon gouvernement » : pour la préservation des forêts ; contre la plantation et le trafic de drogues ; contre le trafic d’armes et de bois par le contrôle des véhicules qui traversent les zones d’influence zapatiste ; contre le trafic de sans-papiers par les polleros, passeurs qui prélèvent des sommes importantes aux migrants ; au sujet des élections locales, auxquelles les zapatistes ne participent pas mais qu’ils ne perturberont pas.
« Nous ne pensons pas que les élections constituent une voie permettant de réaliser les aspirations du peuple, mais nous sommes conscients qu’il existe encore des gens qui y voient une manière de résoudre les problèmes du peuple mexicain. »
Il est d’autres voix que celles de l’armée zapatiste qui témoignent et rendent compte de ces transformations de la vie des communautés tzotziles, tzeltales, choles ou tojolabales du Chiapas. Hermann Bellinghausen et Gloria Muñoz, pour le quotidien mexicain La Jornada (qui est aussi le site d’information en langue espagnole le plus consulté mondialement sur Internet), sillonnent la région et tiennent la chronique détaillée et vivante de la société solidaire qui est en train de naître du soulèvement de janvier 1994 et des dix années de préparation clandestine qui l’ont précédé. Le 19 septembre, dans un supplément à La Jornada paru pour le vingtième anniversaire du journal, Gloria Muñoz brossait à son tour le tableau de la situation des cinq régions autogouvernées. Tout en coordonnant leurs efforts, les caracoles de La Realidad, d’Oventic, de La Garrucha, de Morelia et de Roberto Barrios se développent chacun à leur rythme et selon l’expérience et les choix de leurs assemblées.
Gloria Muñoz — dont le numéro de septembre du Combat syndicaliste (33, rue des Vignoles, 75020 Paris) a publié le récit d’une étonnante rencontre entre Mayas et Berbères, où se mêlait le tzeltal, le tamazight, le castillan et le français autour d’un grand couscous préparé par une délégation du comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL) en avril dernier dans le caracol de Morelia — est aussi l’auteur du livre-anniversaire de l’EZLN, Le Feu et la Parole (à paraître fin octobre, traduit par Joani Hocquenghem, aux éditions Nautilus, à Paris). Elle a vécu pendant plusieurs années dans les communautés rebelles de la forêt lacandone, et son livre est une fresque vivante qui retrace, à travers les témoignages d’insurgés, les dix années pendant lesquelles, dans le silence et le secret, s’est forgée dans les villages l’armée zapatiste, puis les très riches heures, de janvier 1994 à la fin 2003, de la rébellion des plus pauvres qui, en proposant aux Mexicains de reconnaître les droits et les cultures des peuples indigènes, en généralisant l’autogestion et en mettant en pratique l’autogouvernement, invitent l’humanité à croire en elle-même. Le Feu et la Parole est un livre indispensable pour comprendre le mouvement de ces peuples qui, en transformant eux-mêmes leurs conditions de vie, ont déclenché une spirale de solidarité à travers les cinq continents. Elle se manifestera à Paris du 9 au 17 novembre par une série de rencontres ou Gloria Muñoz sera présente. Une projection du documentaire réalisé pour les vingt ans de l’EZLN et les dix ans de la rébellion, ainsi qu’une exposition photographique devraient être organisées au Latina, le 9 novembre. Une présentation du livre aura lieu le lendemain à la librairie L’Arbre à lettres du Ve arrondissement.
Une exposition d’artistes, francs-tireurs et artisans solidaires sera organisée du 10 au 17 novembre à l’espace Louise-Michel (42 ter, rue des Cascades, Paris 20e) et le Centre international de culture populaire (rue Voltaire, dans le XIe) accueillera une « rencontre des luttes » — peuples indigènes, sans-papiers, réfugiés, Europe et Amérique latine, etc. — le 11 novembre, et un concert de solidarité avec les caracoles zapatistes le dimanche 14.
Enfin, le mercredi 17, Ménilmontant devrait s’animer, de la rue des Cascades à la rue des Panoyaux, pour célébrer en paroles, en peinture et en musique le 21e anniversaire de la création de l’EZLN.
Ici et là-bas, la résistance continue, donnant à la solidarité internationale de multiples occasions de croiser les chemins de la rébellion, d’en traduire les paroles et l’expérience.
Sur les hauteurs du Nord-Est parisien, les enfants d’Emiliano Zapata ont rendez-vous avec ceux de Nestor Makhno.
Bélial