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L’Art de dorer la pilule

Le jeudi 21 octobre 2004.

1. Lorsque ma mère a quitté le bloc opératoire de l’hôpital Saint-Louis et qu’il a fallu apaiser les terribles douleurs post-opératoires, on l’a branchée à la meilleure pompe à morphine existante. Mais, trois jours après, alors que les douleurs, atroces, persistaient, on a voulu la lui enlever. Il n’y avait que trois pompes à morphine dans le service de ce grand hôpital parisien. Or, d’autres patients venaient à leur tour de sortir du bloc opératoire. Il n’y en avait que trois, parce que ces petites pompes, de la taille d’un livre de poche, coûtent autant qu’un studio. Ces pompes délivrent de la morphine dans un cathéter, selon un programme défini par le médecin. Si toutefois le patient a trop mal et appuie sur un bouton, la pompe relâche un extra et le programme s’adapte. Bref, un peu de tuyauterie, qu’on va chiffrer à 50 euros, et une puce, qu’on va mettre aussi à 50 euros parce que c’est jour de fête. Le tout est vendu aux alentours de 45 000 euros.

Un an après, un monsieur partit déjeuner à l’hôtel le plus cher de Paris. Rien d’extraordinaire, il y dormait. Lorsqu’il repartit en Amérique, il distribua des pourboires qui équivalaient à des semaines de salaire moyen. Il tira ces pourboires de liasses de billets qui contenaient chacune des mois entiers de salaire moyen. Le chauffeur de la limousine qui le ramena au Bourget (du Bourget ne partent que des jets privés) et me raconta tout ceci m’expliqua le métier de ce monsieur généreux : il fabriquait les pompes à morphine.

2. Depuis que Bush a envoyé les GI’s libérer les Irakiens dont certains, tant qu’à se faire torturer, s’obstinent bizarrement à préférer les bourreaux locaux plutôt que ceux d’importation (Saddam torturait bien mieux que Bush, il avait plus d’expérience), depuis que la France a commis le noir péché d’ingratitude de ne pas avoir envoyé ses soldats aider l’Amérique, alors qu’en 44, monsieur, les GI’s sont venus mourir pour vous, monsieur (je reproduis le discours moyen de l’électeur moyen de Bush), depuis ce temps, donc, le touriste américain s’est fait rare. Paris ne voit plus guère de ces grandes fêtes de six, sept jours, où les deux mille meilleurs vendeurs de réfrigérateurs-connectés-à-Internet, de tondeuses à gazon à lecteur de DVD incorporé, de lecteurs de DVD avec cafetière incorporée, étaient récompensés par des déjeuners chez Guy Savoy, des soirées au Moulin Rouge et des promenades à Chambord. Paris et ses chauffeurs de limousine pleurent la disparition des grandes entreprises américaines. Sauf… sauf les entreprises pharmaceutiques, qui restent tellement riches ! Et lorsque les entreprises pharmaceutiques veulent récompenser les médecins qui prescrivent leurs produits, elles les invitent à de luxueux séjours où, chaque midi, on remet aux participants des enveloppes pleines d’argent liquide, censé payer le prix du déjeuner. En général, ces enveloppes correspondent à un mois de salaire moyen. Il arrive que trois de ces enveloppes soient distribuées lors d’un voyage d’une semaine.

3. C’est donc avec intérêt que j’ai lu The $ 800 million Pill de Merrill Goozner, University of California Press. Car ce livre gratte sous l’affirmation classique « si les médicaments coûtent des fortunes, des fortunes qui n’ont à l’évidence rien à voir avec les coûts de production puisqu’on sait maintenant synthétiser à peu près n’importe quelle molécule, c’est parce que trouver, puis surtout tester les médicaments afin qu’ils satisfassent aux critères draconiens de la FDA, Food and Drug Administration, ça coûte des milliards ». Merveilleux capitalisme qui finance, plein d’abnégation, des savants qui cherchent et cherchent, et qui, parce que c’est très difficile de chercher, engloutissent des fortunes !

Hélas, c’est complètement faux.

La vraie recherche, celle qui ouvre de vrais chemins nouveaux aux fabricants de pilules est accomplie par le secteur public, aux États-Unis, comme en France, comme partout. Le vieux principe « socialiser les pertes, privatiser les profits » est universel.

Merrill Goozner raconte, par exemple, l’histoire de l’érythropoïétine, une protéine qui donne l’ordre au corps de fabriquer des globules rouges, et qui, synthétisée, sauve donc la vie à des centaines de milliers de personnes sous dialyse, par an.

Il fallut vingt ans d’effort à Eugene Goldwasser, chercheur universitaire, pour réussir à identifier et décrire l’érythropoïétine. Il reçut un sérieux coup de main d’un chercheur japonais non moins universitaire sous la forme un peu inattendue d’une jolie boîte contenant le résidu sec de 2 550 litres d’urine de patients bien précis.

Après quoi, une société privée, Amgen, fut créée. Qui testa et développa l’érythropoïétine pour 170 millions de dollars. Puis qui exigea un tel prix de la Sécurité sociale américaine, qu’avec à peu près 300 000 dialysés aux États-Unis, elle tire 2,5 milliards (je répète, milliards) de dollars de revenu annuel de l’Epo. De revenu annuel.

Amgen a commencé à vendre l’Epo vers 1990. Nous sommes en 2004.

Depuis, les laboratoires d’Amgen, bien financés comme on l’imagine, n’ont en dix ans trouvé qu’un seul nouveau médicament. D’autres compagnies ont fait tout aussi bien ; Genzyme vend un produit remarquable contre la « maladie de Gaucher ».

Ce produit se prend à vie, toute l’année. Le coût ? Pour les premières années, 350 000 dollars par patient. Après quelques années, mais donc à vie, 200 000 dollars par an.

Incidemment, comme on est moins gentil aux États-Unis que dans notre doulce France, les patients atteints de la maladie de Gaucher ne se voient rien rembourser d’autre que le produit de Genzyme. Toutes leurs autres dépenses médicales tombent à leur charge.

Genzyme a dépensé 30 millions de dollars pour développer son médicament. En 1992, son bénéfice annuel dépassait 300 millions de dollars.

Nestor Potkine