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« Mur », un documentaire de Simone Bitton

Le jeudi 21 octobre 2004.

Heike Hurst : Parlez-nous du travail de construction, de votre questionnement : enfermés de part et d’autre, on vous parle… le mur se referme sur tout le monde, inexorablement.

Simone Bitton : Je crois que l’enfermement, l’encerclement, la fermeture, c’est devenu l’essence de la vie des Palestiniens et des Israéliens : c’est quelque chose qui existait déjà à la fois dans la psychologie des Israéliens et dans la réalité, mais qui s’est renforcé au cours de ces dernières années avec un tas de mots nouveaux inventés qui sont parfois difficiles à traduire ; d’ailleurs, je les connais en arabe, je les connais en hébreu, fermeture, bouclage, couvre-feu, etc.

Heike Hurst : Le film se construit en suivant les travaux du mur de séparation…

Simone Bitton : Je suis une documentariste assez classique, je veux faire des films sur des sujets qui me touchent, je ne veux pas seulement émouvoir, je veux qu’ils comprennent ce qui est devenu difficile à comprendre surtout par rapport au Moyen-Orient. Donc, il fallait qu’il y ait dans ce film le discours officiel du mur. La salle où le porte-parole donne ses interviews, il y a deux drapeaux autour de son fauteuil. Quand on voit ce lieu en plan séquences et en longueur et ce monsieur parler, entouré des deux drapeaux, ça donne un surplus de sens à ce qui est dit. Ce n’est pas de la mise en scène fabriquée, c’est réel.

Heike Hurst : Cet homme répond avec une certaine bienveillance à vos questions ; d’après ce qu’il dit, un kilomètre de ce mur reviendrait à deux millions de dollars ?

Simone Bitton : Deux millions de dollars, c’est le chiffre officiel. Un tracé de 500 km, qui n’arrête pas de s’allonger, ça fait des boucles, c’est pas un mur droit. C’est un mur qui encercle les communautés. Il y a des endroits où c’est une muraille de béton, d’autres, où c’est une fortification très large avec beaucoup de composantes, des tranchées, des barbelés, des caméras… à partir du moment où les travaux sont terminés, et le dispositif branché, c’est un mur infranchissable. En fait, j’ai filmé des chantiers, en juin-juillet derniers, encore maintenant le pays entier est en chantier, c’est une étape dans l’histoire que je voulais saisir, cette étape où le paysage est en train d’être éventré, où la géographie est en train d’être violentée, cette étape où les gens découvrent eux-mêmes en même temps que ma caméra le voit, pour la première fois, on le découvre et un peu mieux parce qu’il y a une caméra.

Heike Hurst : En fait, nous assistons à la construction du mur.

Simone Bitton : Ce mur n’est pas dangereux en lui-même, si je puis dire ; les barbelés ne sont pas électrifiés, il n’y a ni bombes ni mines. Le dispositif d’alerte est excessivement sophistiqué. Il y des unités militaires tout le long, tous les 500 mètres. Dès que l’alerte est donnée, la patrouille arrive tout de suite pour arrêter ou tuer les gens. Il y a déjà des gens qui ont été tués parce qu’ils se sont approchés trop près.

Ce mur est plus qu’une démonstration de force, une démonstration de peur : on en profite pour en faire une réalité de spoliation. On choisit de gagner des terres sur l’autre côté. Quand on dit que c’est un mur entre Israël et la Palestine, c’est faux. Sur 95 % du tracé, c’est entre la Palestine et la Palestine, des deux côtés, le mur passe entre les champs et les maisons d’un village palestinien. Ça a commencé par la peur, c’est en train de se terminer en machine à expropriation.

Heike Hurst : Le temps de tournage ?

Simone Bitton : Quatre semaines en une fois, mais beaucoup de préparation et de repérages avant. C’est vraiment un film sur le mur, il est presque dans tous les plans, on s’en éloigne, en particulier pour aller voir le processus de sa fabrication. La construction de ce mur en Israël, c’est une grosse entreprise industrielle, parce qu’il y a effectivement des kilomètres et des kilomètres de blocs de béton, des centaines de kilomètres de barbelés, des centaines de bulldozers de toutes sortes, qui travaillent, des foreuses, au niveau de l’ingeniering. Ce sont de gros contrats ! Il y a 500 gros engins, genre gros Caterpillars, des centaines de foreuses, des bulldozers. Les miradors ont commencé à pousser comme des champignons. Comment c’est fait, un mirador, comment c’est fabriqué, le mirador nouveau modèle, celui du xxe siècle, c’est du préfabriqué. Fabriqués en usine, ils ont poussé comme des champignons, comment c’est fabriqué ? C’est du préfabriqué en béton, fabriqué en usine, trois étages sont montés, comme un Lego. Chaque étage pèse 35 tonnes, ça fait plus de 100 tonnes le mirador.

Les armées modernes, civilisées, démocrates, américaines, israéliennes, les soldats, on essaie de les gâter. Ils ont un fauteuil qui tourne à 360 degrés pour qu’ils ne se fatiguent pas, mieux que le vôtre, des toilettes, des douches, l’air conditionné, ça m’a intéressée. Je suis allée dans cette usine, je ne savais vraiment pas comment on fabriquait du béton. Je n’avais aucune connaissance technique industrielle, ma première question était : « Comment on fait du béton ? » Il y avait une partie de l’interview où l’ingénieur m’a expliqué la composition du béton. Simplement du béton armé, avec beaucoup de ferraille dedans, plus il y a de la ferraille dedans, plus il est armé. C’est la muraille de béton qui est la plus méchante, paradoxalement, c’est la plus facile à enlever. Parce qu’elle n’a pas de fondations, elle n’est pas très large. Ce sont des blocs comme des Lego imbriqués les uns dans les autres. La fortification — il y a des images dans le film — c’est comme pour le TGV qui passe, ça éventre le paysage, c’est 50 m de large sur des centaines de kilomètres, deux tranchées : là, où il y a la barrière métallique, elle est posée sur une fondation de béton qui va dix mètres dans le sol, c’est un vrai travail d’infrastructure, plus rien ne peut repousser, c’est asphalté ! C’est beaucoup plus méchant !

Heike Hurst : Votre motivation, votre combat là-dedans ?

Simone Bitton : Je suis très engagée, vraiment la motivation très profonde de ce film — que mes amis me pardonnent, défenseurs des droits de l’homme — pour ce film-là, ma motivation profonde venait de la défiguration du paysage. J’ai vraiment senti qu’on défigurait un pays, qu’on n’avait pas le droit de défigurer, qu’on n’avait encore moins le droit de défigurer que n’importe quel autre pays : pour moi, faire ce qui a été fait au paysage de Bethléem et de Jérusalem c’est aussi grave que les statues détruites par les talibans ! C’est la mort d’un paysage que j’ai filmée. C’est ce que j’ai voulu montrer, visuellement.

Heike Hurst : Beaucoup de gens dans le film abondent dans votre sens : ils disent, ce mur n’arrange rien.

Simone Bitton : J’étais heureuse que les gens disent ça ; mais quand on vit dans la guerre, on s’y habitue, on trouve la paix étrange. Quand la folie s’empare d’un pays, d’une société, c’est très difficile de rester sain d’esprit à l’intérieur de ça. Parce que quand on est sain d’esprit, à l’intérieur de ça, on a peur d’être fou si les autres ne ressentent pas la même chose que vous. J’ai souvent ce sentiment-là.

Heike Hurst : Qu’est-ce qui vous a bouleversée le plus ?

Simone Bitton : Tout m’a émue, c’était un tournage très bouleversant. Ce qui m’a bouleversée, c’est le mur, le mur lui-même.

Heike Hurst : Pourtant vous faites des rencontres magnifiques — on comprend mal comment toute cette humanité des deux côtés du mur n’ait pas la capacité de transformer la réalité du conflit — comment vous a-t-on accueillie pendant le tournage ?

Simone Bitton : ça fait très longtemps que je filme dans cette région, je connais très bien les codes, les nuances, j’ai plusieurs casquettes… plusieurs passeports, plusieurs langues. Je suis devenue très habile dans le passage des check-points, ça fait partie de mon métier, une documentariste qui travaille dans ces régions où il y a beaucoup de forces de sécurité, beaucoup de méfiance. Il faut manœuvrer avec tout ça, sinon ça devient difficile, mais en même temps je dois dire… Beaucoup de journalistes se sont fait tuer ces derniers temps en Cisjordanie et à Gaza. La violence et le tribalisme, une des conséquences du tribalisme et je dois le dire même si ça me fait mal… Ma condition de juive me protège, et je n’ai pas honte d’en profiter !

Heike Hurst : Est-ce que le film vous a rendue plus sereine ?

Simone Bitton : Non, non, je pense qu’on va à la catastrophe, je pense que la catastrophe est déjà là, on y va de plus en plus, vers quelque chose de très, très grave, pas seulement pour le Moyen-Orient. On va vers quelque chose que je n’ose même pas imaginer. C’est vraiment une troisième guerre qui commence… et vraiment mondiale…

Heike Hurst : Qu’est-ce que vous espérez de votre film ?

Simone Bitton : Je suis très modeste. Les films ne changent pas le monde. En même temps, sans films, sans culture, le monde ne changerait pas. La vision du monde, de tout le monde, est façonnée par des actes culturels et artistiques. On est là pour ça, c’est la seule chose que je sache faire. Je ne dirai pas… ça me paraîtrait obscène, je ne dirai pas : j’ai fait ce film pour que le monde prenne conscience !

Heike Hurst : Avez-vous vu Route 181 de Eyal Sivan et de Michel Khleifi, et qu’en pensez-vous ?

Simone Bitton : Je pense que c’est un film important pour les Israéliens et les Palestiniens, je pense que c’est important que les Israéliens et les Palestiniens le voient parce que c’est un film qui parle de leur histoire, qui parle du passé. Je ne suis pas du tout d’accord quand les gens disent que, pour faire la paix au Moyen-Orient, il faut faire table rase du passé, oublier 1948, oublier les réfugiés, oublier tout ce qui fait mal, oublier la Shoah, faire une page blanche. Non, je pense que non, une des raisons pour lesquelles la guerre continue, c’est ça, c’est cette occultation du passé des uns et des autres. Ce film a ceci d’important que pendant tout le temps on se rend compte que les gens n’ont pas oublié, que les Palestiniens n’ont pas oublié 1948, que les Israéliens n’ont pas oublié leur pays d’origine qu’ils en sont nostalgiques bien souvent.

Heike Hurst : Auriez-vous envie de réaliser un film avec quelqu’un ?

Simone Bitton : Ce n’est pas faire le film avec quelqu’un. C’est le quelqu’un, c’est comme l’amour ça, c’est le quelqu’un qui compte.

Heike Hurst