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L’Unique passerelle

Le jeudi 28 octobre 2004.

Si l’impression de mauvais temps perdure, ce n’est certes pas dans les annonces des services de la météorologie ou dans les messages hypocrites des classes dominantes que nous trouverons une explication à ce phénomène, mais plus vraisemblablement dans nos faits et gestes de plus en plus stéréotypés, complexes et irresponsables ! Notre pouvoir à déterminer le sens de notre existence existe-t-il réellement ? La poésie peut-elle nous y aider ? Et quelle poésie, si cela a un sens de se poser ainsi cette question, y contribuera-t-elle ? Écrire sur la vie, c’est aussi écrire sur la poésie. Ce n’est pas être obnubilé par le concept de « poésie » que de parler ainsi, mais c’est vouloir dire et montrer que notre véritable rapport au monde passe par les mots ! Les autres arts n’ont pas cette faculté première de mettre en contact direct l’homme et l’univers.

La peinture nécessite la prise en compte d’attributs non consécutifs à l’homme, comme la toile, la couleur, le pinceau ; il en est de même pour la musique avec les notes, l’instrument, les partitions. Mais il serait par contre présomptueux de dire que la poésie, malgré sa relation directe qu’elle nous offre avec le monde, est la source essentielle et incontournable de la vie.

Notre existence est de moins en moins bercée par le rythme de la nature. Nous nous y rattachons désormais par la technique, par des instruments de plus en plus sophistiqués et parasitaires. De même que la terre s’épuise, nous faisons de plus en plus appel à des produits dopants pour qu’elle continue à nous offrir blé et pommes de terre, pain et viande. Mais à quel prix ? Nous ne procédons qu’à l’entretien, et ce ne sont pas les quelques zones protégées qui suffiront à préserver sa fertilité et notre avenir. Deux constats tragiques qui remettent en cause notre approche de la vie, de la nature, de notre être. Cela fut dit et écrit, l’homme s’éloigne de la nature et, par-delà, de lui-même et de la poésie. Certes, les économistes et les politiciens, financiers et autres professionnels de la destruction programmée de la vie diront que l’avenir de l’humanité ne s’inscrit pas dans les fondements de l’art, mais dans la mise en pratique de théories économiques, politiques, sociales et financières.

Je ne pense pas que la vie se limite à cela, quand bien même aurions-nous une théorie parfaite pour amener l’égalité entre tous. La vie ne peut être cohérente que lorsque l’être se trouve en harmonie avec la nature. Le triste bilan aujourd’hui de l’humanité prouve à quel point les hommes se sont trompés de chemin jusqu’à présent. Mais, sans revenir à un état sauvage, grégaire, les facultés intellectuelles, psychiques et émotionnelles de l’homme, plutôt que d’être mises au service de son intérêt particulier, voire de l’intérêt de quelques-uns, permettraient de traiter l’univers autrement qu’il ne l’est au xxie siècle.

La poésie fut mise au ban de la cité. Platon le décréta. Ce fut pour elle, à la fois, la cause de sa survie mais aussi de son déclin. N’étant plus essentielle à la vie collective, la politique, le sens des affaires, la quête du pouvoir devenaient les instruments de la société. Ainsi en remettant entre les mains de quelques personnages les clés de notre destin, que ce soit sous le signe de la religion, de la royauté, de la démocratie, du totalitarisme, du fascisme, nous avons perdu tout contact avec notre propre réalité. Mais la poésie est là pour nous le rappeler et, ce qui est remarquable, réside dans le fait que, malgré sa mise à l’écart, elle a continué de vivre, sans pour autant se propager davantage, mais sans se perdre un peu plus. En tous lieux, en toute saison, à toute époque, la poésie est demeurée, elle dont la vie était bien plus menacée que celle de la musique ou de la peinture. Sa forme s’est adaptée à chaque espace, mais tout en étant différente ici, elle était là-bas la même. On pourra lire la poésie des troubadours et celle de langue arabe de la même époque. Les poèmes d’amour respirent le même air. Car n’y a-t-il rien de plus universel que la poésie ? La voix du poète est celle de tous. N’y a-t-il rien de plus humain que la poésie ? Certes, il faut l’écrire, savoir l’écrire. Mais peu importe le nombre de poètes, les talents apparaissent d’une manière ou d’une autre. Ce qui est essentiel se trouve dans le rapport des êtres avec la poésie, de la relation qu’ils atteindront avec elle.

Dans l’écriture poétique, certains, et non sans raison malgré tout, ont différencié la poésie sentimentale de la poésie naïve. Sentimentale en ce qu’elle tente d’idéaliser, et naïve pour son approche intuitive. D’une autre manière aujourd’hui, on catalogue la poésie : textuelle, néolyrique, quotidienne, réaliste, métaphysique, etc. Les tentatives de recherche pour une poésie nouvelle sont louables, et on ne peut que rendre hommage à celles et à ceux qui ont tenté, tentent ou tenteront d’ouvrir le champ de la poésie, d’investir des lieux inconnus ou supposés tels. Mais, bien souvent, la nouveauté n’est pas dans la forme, elle est dans la façon qu’aura le poète de donner vie à son être, un peu de la même manière dont la nature façonne ce que nous voyons. Car ce qui unit la poésie, et la lecture de son histoire le montre, c’est le choix des mots pris pour donner sens, pour tendre vers l’émotion, pour faire le jeu de correspondances entre l’homme et le monde. Et l’on sait que ce que dit le poète le dépasse et dépasse l’entendement humain. Il ne faut pas voir le poète comme possédé par un esprit supérieur, mais simplement à l’écoute de lui-même, des mots qui lui permettent d’aller plus loin dans la recherche de la vérité que le rapport superficiel auquel on limite la vie de maintenant. La grandeur de l’homme réside donc dans sa propre quête, il se doit d’en être la cause et la fin, l’acteur et le spectateur, le poète et le lecteur. Cette dualité est indissociable. Rappelons que les sentiments, pensées, que ce qui fait de l’homme une matière depuis qu’il a pris conscience de lui-même, ont toujours été les mêmes.

Certes, la poésie ne fera pas la révolution, mais elle fait acte de résistance. Résister, c’est déjà entrevoir une possible révolution. L’homme ne peut vivre sans manger, mais il peut malheureusement subsister sans la poésie. Alors comment s’étonner de ce qui se passe aujourd’hui, de ce qui s’est passé hier, et peut-être du pire qui viendra demain ? La société est allée de décrépitude en décrépitude. Ce n’est pas par nostalgie qu’il faut l’entendre, mais par constat et envie de révolte. Car à quoi sert le progrès technique, si c’est pour mourir sans avoir donné sens à sa vie ? Le confort ne suffit pas, d’autant plus qu’il est l’apanage d’une faible proportion d’êtres humains. Bien plus, il s’agit de reprendre conscience de sa part de responsabilité, de sa présence au monde, de son importance mais aussi de sa fragilité, et de son caractère éphémère. L’être humain aime à se laisser bercer par le mensonge, qu’il soit religieux, économique ou politique. Les uns et les autres se ressemblent. Mais la poésie fait partie de l’homme, elle est l’unique passerelle entre lui et le monde. On finira par tomber de celle-ci à trop regarder ailleurs.

Jean-Michel Bongiraud