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Chauffe Marcel !

Le jeudi 28 octobre 2004.

Pauvre Body ! Son livre n’est vraiment fait pour personne… Il est antistalinien mais il n’est pas trotskiste. Libertaire ? Non plus, pas encore. Son Piano en bouleau de Carélie ne résonne que pour des cercles trop étroits.

Pourtant, son livre mérite d’être lu. Le voilà reparu sous le titre Au cœur de la Révolution. Cette révolution, c’est celle qui secoua l’empire des tsars en 1917. Notre Marcel, ouvrier typographe limousin, socialiste bon teint, va s’y trouver plongé, sa connaissance autodidacte de la langue de Tolstoï et la mobilisation générale l’y ayant conjointement mené. Et il va l’aimer et s’y fondre.

À lire son récit, pourtant, on ne ressent pas un grand souffle. Ce sont les mémoires d’un petit fonctionnaire de la Révolution que l’on a devant soi. Ce qui, tout de même, ne manque pas d’intérêt. Donc, Body se lance dans la tourmente. Arrivé dès 1916 avec la mission militaire française, il déserte. Il organise avec Jacques Sadoul, Pierre Pascal et Robert Petit le Groupe communiste français de Moscou, « placé sous l’autorité directe et constante » du parti bolchevik. Son activité de bureau n’est pas négligeable dans la fondation de la IIIe Internationale. Il devient finalement haut fonctionnaire, diplomate à l’ambassade soviétique en Norvège, sous l’aimable direction d’Alexandra Kollontaï.

Marcel Body nous conte son travail révolutionnaire sans emphase. La retraite qui suit son odyssée à Odessa évoque plus les tribulations de Fabrice Del Dongo à Waterloo que les charges sabre au clair de Makhno. Sa courte expérience communautaire en même temps qu’agricole amuse : « Je savais que l’entreprise du camarade Body ne dépasserait pas l’été », dira Zinoviev. Les intrigues de couloir, l’étoile montante de l’un et celle déclinante de l’autre, la chasse et l’eau de Cologne vite bue, les congrès historiques, les fêtes décadentes… Héroïque petit rouage d’une grande machine qui le dépasse, Body traverse en piéton le champ de bataille qui vit le peuple abattre l’ancien régime et l’État-parti museler le peuple. Bureaucrate de second ordre, il voit les dérives du régime. Il donne tous les détails sur l’élimination des syndicalistes Vergeat, Lefebvre et Lepetit [1]. Il ne cache rien de la misère qui ravage les villes en 1919-1920, et de l’hostilité des masses rurales et urbaines à l’égard du bolchevisme. Et il affirme que dès alors, il nourrissait des doutes quant à la légitimité de l’action du Parti.

Et pourtant, il ne se révolte pas. Il ne fait rien. Rien de rien. Peut-être un très vague flirt avec l’ex-opposition ouvrière, rentrée dans le rang depuis longtemps déjà. Voici ce que nous apprend son témoignage : plongé dans le fonctionnarisme, servile devant l’État, le dévouement révolutionnaire et l’héroïsme quotidien ne sont rien de valable.

Body, bien plus tard, revenu le plus légalement du monde en France puis exclu du PCF, se reprendra et se rapprochera des anarchosyndicalistes. Il sera le traducteur de Bakounine (mais aussi de Lénine, Boukharine et Trotsky) et fustigera très violemment le totalitarisme soviétique. Que n’a-t-il embrassé la foi anti-autoritaire plus tôt !

Enfin, je n’ai pas dit tout ce que le personnage a d’attachant. On peut regretter sa passivité, on peut s’étonner de le voir prendre des responsabilités dans un État qu’il sait néfaste. On ne peut pas le mépriser.

Max Lhourson


Marcel Body, Au cœur de la Révolution : mes années en Russie, 1917-1927, Les Éditions de Paris, 299 pages, 18 euros. Disponible à Publico.