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La Chine se porte bien… les Chinois beaucoup moins !

Le jeudi 4 novembre 2004.

Si un fléau venait à anéantir 90 % des Chinois, l’activité économique générée (organisation des secours, services funéraires, reconstruction) augmenterait considérablement le PIB. La Chine serait encore plus riche ! Fascinante merveille que cette « science » économique qui a les mains pures, mais qui n’a pas de mains !

Avec une croissance annuelle qui frôle les 10 %, la Chine est en train de devenir le plus puissant moteur de l’économie mondiale. En 2003, la Chine représentait 16 % de la croissance économique mondiale, se classant deuxième derrière les États-Unis. Un seul exemple : le nombre d’automobiles vendues a été multiplié par 2,4 en quatre ans (1,832 million de véhicules en 1999, 4,391 millions en 2003 !). Stupéfiante émergence ! Prodigieuse mutation : du stalinisme couleur locale au capitalisme sauvage !

La croissance des inégalités

D’ores et déjà, des disparités de revenus se sont creusées. Des déséquilibres existent en termes de développement entre les régions orientales et celles situées à l’ouest. Des inégalités sociales grandissent entre les citadins des grandes villes côtières et les travailleurs migrants issus des campagnes. Par ailleurs, le chômage continue à progresser (45 millions de licenciements dans les entreprises publiques au cours des cinq dernières années !) ; le système de protection sociale ne couvre qu’une faible minorité. Autre sujet d’inquiétude, la libéralisation des échanges, en ouvrant le pays à de plus grandes importations alimentaires, risque de porter un nouveau coup aux revenus des ruraux.

La pression sur l’environnement va accentuer ces écarts. Pétrole, acier, aluminium, charbon, la voracité de la Chine déclenche une flambée des prix des matières premières, dont les principaux bénéficiaires sont les grands groupes miniers. Pour sauvegarder les profits, ces grandes firmes ont déjà affûté leurs armes : augmentation des prix à la consommation, suppression d’emplois, réduction des salaires, qui sont déjà extrêmement faibles, même en comparaison d’autres pays d’Asie du Sud-Est. Il faut dire que les autorités chinoises font preuve de la plus grande indulgence à l’égard des grandes firmes, en matière de lois sur le travail. La compétitivité et l’attractivité du territoire chinois pour les investissements étrangers sont à ce prix. Et l’absence d’un mouvement syndical autonome ne permet pas de créer le contre-pouvoir qui serait nécessaire.

La « réussite » chinoise a un coût, celui de la normalisation, de la mutilation, de l’humiliation, dans une société fondée sur le mépris de la vie humaine. Qu’il s’agisse des catastrophes minières et autres accidents, de la subordination de la femme, du contrôle social implacable, de la répression féroce, des malades du sida traités comme des délinquants, ou du nombre de condamnations à mort et d’exécutions capitales où la Chine arrive en tête.

Il faut savoir que la « puissance » chinoise s’est en partie édifiée sur la prolétarisation forcée de millions d’individus, sur l’exploitation scandaleuse d’une mains-d’œuvre docile sous-payée. À la fois le travail des femmes et des enfants, et le système concentrationnaire, le réseau de bagnes gigantesques. Avec le silence complice de la « communauté » internationale : business oblige !

Dans de nombreux secteurs (chaussures, jouets, textile, semi-conducteurs), de nombreuses firmes emploient des centaines de femmes et d’enfants, parfois de 7 heures du matin à 23 heures ou minuit, et cela sept jours sur sept, pour l’équivalent d’à peine 3 ou 4 euros par jour, avec un taux élevé d’accidents (ces femmes et ces enfants logeant souvent dans les dortoirs de l’usine, gardés par des vigiles armés).

Les camps de travail, entités économiques autonomes, constituent une authentique source de richesse en Chine. Hérités du modèle soviétique, ces camps qui « hébergeraient » entre deux et vingt millions de détenus (il y aurait 4 à 5000 « sites » : prisons, camps de travail, centres de détention) ont un double rôle : ils assurent une « rééducation par le travail » et remplissent une fonction économique, permettant à l’État de résoudre la question du chômage.

Ces camps se dissimulent souvent derrière une autre identité (entreprise, usine, ferme) où les « indésirables », les « réfractaires » fabriquent pour un coût dérisoire des objets, des produits exportés et commercialisés dans le monde entier. Un philanthrope bien connu, Mao, déclarait déjà : « Le grand nombre de « criminels » emprisonnés qui attendent d’être jugés constitue une importante force de travail. » On ne saurait mieux dire !

Un désastre écologique

Mais, surtout, cet emballement de l’économie chinoise soumet l’environnement à une pression considérable, un environnement sacrifié sur l’autel de la croissance. La population augmente de onze millions d’individus chaque année. Or la pénurie d’eau pour l’irrigation et la croissance urbaine ont déjà réduit sensiblement la superficie des terres cultivables. Par ailleurs, on constate que la demande en viande de cette population augmente (et donc aussi l’importance du cheptel), alors que la consommation de céréales et de légumes frais chute régulièrement. Par le plus curieux des hasards, le développement de la filière viande correspond à un gaspillage accru d’énergie (il faut sept calories d’origine végétale pour produire une calorie d’origine animale).

C’est l’environnement dans son ensemble qui se dégrade chaque jour un peu plus : la biodiversité régresse, les sols s’érodent, l’eau potable se raréfie, les ressources de la mer s’épuisent, les cours d’eau se polluent, les déchets s’accumulent. La Chine émet à elle seule près de trois fois plus de dioxyde de carbone que ses voisins réunis.

Mais c’est peut-être la forêt qui subit le plus lourdement ce massacre.

Depuis plusieurs décennies, la Chine pratique un déboisement massif (construction de voies ferrées, bois de chauffage, surfaces agricoles), de nombreuses coupes s’effectuant en toute illégalité, avec l’aval des pouvoirs locaux. Or, le gouvernement chinois l’a reconnu lui-même, les inondations qui frappent presque chaque année le pays (avec le décès de quelque 3 000 personnes cette année) sont directement liées à la déforestation.

Des cimetières pour les générations futures

Dans certaines villes, les habitants sont contraints d’éteindre les lumières le soir pour que les usines qui opèrent la nuit puissent disposer de suffisamment d’électricité ! L’objectif d’un niveau de vie « décent » pour tous en 2020 nécessiterait un rythme de croissance supérieur à 7 % de l’économie chinoise. Il n’est pas question de contester la jouissance d’un minimum de biens de consommation, mais pourquoi la « décence » passerait-elle par la possession d’une automobile, plutôt que par la gestion collective de transports en commun ?

N. Georgescu-Roegen, le père de la « bioéconomie » affirmait :

« Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies à venir. »

Faut-il rappeler qu’une économie ne peut croître indéfiniment sans se heurter, un jour, à la raréfaction des ressources ? Grâce au mathématicien et économiste roumain, nous savons depuis trente ans que la décroissance est inévitable, et pendant cette période, tous les dirigeants se sont acharnés, aux États-Unis, au Japon, en Europe et ailleurs, à maintenir ou relancer la croissance.

L’entrée de la Chine dans l’OMC signe la condamnation de centaines de millions d’individus. Non seulement, à court terme, nul n’ignore qu’une minorité bénéficiera réellement d’un niveau de vie « décent » (sur 1,3 milliard d’habitants, on peut estimer à un milliard le nombre de laissés-pour-compte !), mais à long terme, le désastre écologique provoqué par une économie en surchauffe aggravera de manière dramatique les conditions de vie de ceux qui naissent aujourd’hui. Parce que le capitalisme est une dynamique suicidaire, il faut l’enrayer au plus vite, sur tous les continents.

À propos de croissance, savez-vous qui vient de signer une Pétition pour un vrai traité de l’Europe sociale où l’on trouve cette perle : « Pour faciliter l’atteinte de cet objectif de cohésion sociale, la politique menée par la Banque centrale européenne poursuit un double objectif : lutter contre l’inflation et soutenir la croissance » ? Réponse : Michel Rocard, Susan George, José Bové, Noël Mamère. Avec le PS, les Verts, la Confédération paysanne et Attac, un autre monde est possible, le même ! Quand l’altermondialisme ménage le capitalisme.

Jean-Pierre Tertrais