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Nous sommes tous des Américains désespérés

Le jeudi 11 novembre 2004.

« L’homme à battre », titrait Libération à sa une du 2 novembre, jour des élections états-uniennes. Au cœur de la cible du quotidien : le républicain George W. Bush. Les incantations ont été vaines. Le match Bush-Kerry s’est achevé par la victoire, avec 51,1 %, du président sortant. De surcroît, le système électoral qui le porte à nouveau à la tête de la Maison Blanche a été conforté, et la suprématie des États-Unis reconnue par tous.

Sur le plan extérieur, les semaines précédant le scrutin, la presse a battu tambour. « Sept Belges sur dix voteraient pour Kerry », annonçait Le Soir, à Bruxelles. Les Français auraient été « 71 % à préférer le candidat démocrate [John Kerry] », soutenait Le Figaro. Et caetera. Ces multiples sondages ont fait de nous des citoyens américains virtuels. Conséquence à double détente : ils nous ont placés dans la zone d’influence politique du gouvernement de Washington sans s’interroger sur la légitimité de cette influence. Et ils ont cautionné l’électoralisme en vigueur aux États-Unis en relayant l’alternative Bush-Kerry ; ils n’ont (bien entendu) pas esquissé d’autre voie sociale.

Sur le plan intérieur, aussi, les rouages étaient bien huilés. Zoom. Les inexactitudes de Kerry et de Bush et les déformations de leurs discours respectifs [1], la contestation de l’inscription de 35 000 nouveaux électeurs par les républicains et de nombreux autres contentieux électoraux enregistrés dans l’Ohio [2] (État essentiel dans la course à la présidence) témoignent des multiples coups bas auxquels les camps se sont livrés depuis le début de la campagne électorale. Dernière crainte en date du côté de la Floride, État gouverné par Jeb Bush (le frère du président) : l’intimidation. Les radios de cet État ont lancé des appels destinés au 1,5 million de nouveaux électeurs (essentiellement recrutés parmi les minorités noire et hispanique) afin qu’ils ne se laissent pas impressionner par les agents électoraux s’ils venaient à mettre en doute la régularité de leur inscription sur les listes [3].

Et pourtant… Aucune contestation populaire ne s’est manifestée face à ces manipulations, tentatives de manipulation ou suspicions de manipulation de chiffres ou d’informations. Par rapport au vote de 2000, près de 10 millions d’électeurs supplémentaires se sont d’ailleurs inscrits [4] amenant le taux de participation à 56,5 % de la population en âge de voter : un record depuis 1968 [5].

La présence d’observateurs étrangers sur le territoire des États-Unis, une première pour des élections présidentielles [6], souligne cependant que des tensions importantes existent. La mise en place de 3 500 juristes bénévoles, soit la moitié des militants engagés par le Parti démocrate pour veiller au bon déroulement des élections dans la Floride de Jeb Bush ; le papillonnement d’équipes d’avocats chargés par les républicains de s’assurer que ni bourrages d’urnes ni fraudes n’aient lieu dans les quartiers sous contrôle démocrate ; et l’envoi en Floride de centaines d’avocats « non partisans » par People for the American Way afin de permettre au plus grand nombre de voter [7] renforçaient le sentiment que la machine électorale risquait de s’enrayer, encore plus profondément qu’en 2000 lorsqu’il fallut recompter manuellement les bulletins perforés « Al Gore » ou « Bush ».

Comment dès lors expliquer cette motivation à toute épreuve chez les électeurs, dans un pays où le vote n’est pas obligatoire ? Du côté des républicains, ils ont été gonflés à bloc par un discours musclé sur la sécurité et le patriotisme, sur les valeurs religieuses — dont le mariage hétérosexuel. Du côté des démocrates, ils espéraient sans doute viscéralement un changement de présidence, quand bien même Kerry n’aurait pu que poursuivre en grande partie la politique de son prédécesseur. Le matraquage a fini par porter ses fruits à travers la presse écrite et les spots publicitaires à la télé. Officiellement, 96 journaux se sont rangés au côté de Bush et 125 au côté de Kerry [8]. D’où la nécessité pour les militants libertaires et les libres penseurs en général de diffuser des informations objectives sur la misère aux États-Unis et de dénoncer le faux choix Bush-Kerry.

Face au cyclone social

Du côté de l’opposition précisément, une coalition de libertaires a essayé de faire entendre sa voix et de tracer, en douceur, de nouvelles pistes. « Ce qu’il nous faut, c’est une campagne qui insiste justement sur toutes [les] opportunités [de jouer un rôle décisif dans la société], une campagne pour l’action directe. On n’est pas obligé d’y voir une contradiction avec le vote », insistent-ils. « On peut passer une heure à voter, et le reste — trois cent soixante-quatre jours et vingt-trois heures — pour l’action directe. [9] » Donc : évacuer par les urnes l’adversaire politique oppressant qu’est George Bush, mais ne pas perdre de vue qu’il s’agit avant tout de se réapproprier son quotidien, de le gérer sans intermédiaire.

Cette position se comprend d’autant mieux que l’administration Bush représente pour beaucoup une série de changements catastrophiques. Les importantes et régulières baisses d’impôts, destinées à relancer l’économie après le 11-Septembre et les fissures de Wall Street (notamment) dues au scandale Enron, ont multiplié par onze les revenus des plus riches et ont gonflé la classe des plus pauvres jusqu’à 12,5 % de la population active [10]. Le président américain ne peut objectivement pas poursuivre cette politique de baisses d’impôts sans courir à moyen terme au suicide économique : le déficit budgétaire grimpe en flèche. Rien que pour cette année fiscale, le gouvernement affiche un déficit de 413 milliards de dollars, soit 3,6 % du produit intérieur brut. De plus, les états-Unis consomment plus qu’ils ne produisent, ainsi que l’indique le déficit commercial [11]. La dette fédérale — estimée à 35 % du produit intérieur brut — est certes proportionnellement moins élevée qu’en France (où elle atteint 60 %) et qu’au Japon (100 %) [12] mais, si elle s’accentue, elle entraînera l’appauvrissement global des États-Unis et donc les affaiblira dans les relations internationales. La perspective de voir les États-Unis quitter leur trône universel serait réjouissante si elle ne signifiait pas en même temps une paupérisation accrue de la population américaine.

Or, à la sortie du premier mandat de Bush junior, il faut déjà comptabiliser 821 000 pertes d’emplois. Un triste score qui fait de l’actuel locataire de la Maison Blanche le premier président sortant à annoncer un bilan négatif, et ce depuis soixante et onze ans [13]. Plus significativement, ils étaient 31,7 millions d’Américains à vivre sous le seuil de pauvreté en 2000 peu avant l’élection de Bush. Trois ans plus tard, ils étaient 36 millions. Autrement dit : aujourd’hui, 12,5 % de la population ne possède pas 967 euros par mois pour un parent seul avec deux enfants ; et encore moins 1 432 euros par mois pour les familles composées de deux parents et trois enfants [14]. Révoltant. D’autant que 8 millions de ces pauvres travaillent. Mais dans quels emplois ? Des jobs nouvellement créés, sur une base temporaire et sans couverture sociale [15]. Sans parler des délocalisations vers l’Inde et la Chine. Tous ces chiffres et faits bruts ne disent pas la misère, les choix entre la nourriture et le loyer, entre les soins de santé et les vêtements. Faut-il préciser qu’en 2003, ce sont 2,6 millions de personnes qui avaient perdu tous leurs droits sociaux ?

Qu’en sera-t-il dans quatre ans si Bush junior poursuit dans la même voie économique ? Privatisera-t-il la Sécurité sociale ainsi que le régime des retraites, réformera-t-il le secteur des petites entreprises avec l’idée sous-jacente de supprimer le filet social afin de résorber les déficits budgétaires, au risque d’amplifier la précarité de la classe moyenne ? Réduira-t-il encore les impôts, persuadé que cela suffira à remettre l’économie à flots, alors que cette stratégie (en plus d’affaiblir les plus démunis) n’a jusqu’ici créé ni croissance ni emplois ? Osera-t-il se mettre politiquement en danger, osera-t-il couper dans les dépenses sociales — couverture médicale, éducation, maladies mentales — en les déléguant du niveau fédéral vers les États [16] ?

Il est périlleux d’établir ces prévisions. Primo, de nombreux collaborateurs de Bush, et non des moindres (de Powell à Rice), vont quitter l’équipe actuelle au début du prochain mandat. Secundo, comme il est légalement impossible qu’il se présente une troisième fois, Bush a les mains libres : il ne doit plus rien à ses sponsors et ne doit pas trop se soucier de sa popularité. Sa gestion peut donc aller dans tous les sens… mais un revirement à 180 degrés est peu probable.

Au jeu des sondages

Si l’on se prend au jeu des sondages proposé par la presse francophone, à y regarder de plus près, qu’aurions-nous préféré dans le discours de Kerry ? « Face à la crise nationale de la santé, du chômage, de l’économie, des écoles, des villes, Kerry maintiendrait les grosses réductions d’impôts que Bush a offertes aux riches et il poursuivra la mondialisation façon FMI », ainsi que le rappelait le Monde libertaire, il y a peu [17]. Plus exactement, Kerry a promis des baisses d’impôts pour les entreprises mais a dit vouloir les supprimer pour les familles qui engrangent plus de 200 000 dollars par an [18]. Fort bien, mais les bénéfices proviennent des entreprises et non des familles…

Le candidat démocrate assurait, tout comme Bush, réduire le déficit budgétaire de moitié en quatre ans… Selon les calculs de la société Global Insight, aucun des programmes n’est susceptible d’atteindre ce but : « Toute chose égale par ailleurs, le déficit atteindrait 375 milliards de dollars fin 2009 avec Bush, 447 milliards avec Kerry. [19] » Le point noir le plus flagrant et le plus important du mandat Bush, le déficit, trouve sa source principale dans ces réductions d’impôts ; cela ne se serait pas amélioré avec Kerry.

Quant au commerce international, Kerry est pour les accords de libre-échange internationaux et propose d’exiger des entreprises qu’elles « préviennent avant de délocaliser [20] ». Il n’y avait pas là de quoi enflammer des syndicalistes en goguette. C’est le moins qu’on puisse dire de cette eau tiède. Pour le reste : après avoir continué à creuser le fossé social au bulldozer, le programme de Kerry tentait de le combler à coups de miettes. Il se dit favorable à une intervention de l’État lorsque l’économie s’effondre et partisan d’un filet social « décent », tant pour les retraites que pour la santé.

Tout comme George Bush, le candidat démocrate abonde dans le sens d’interventions militaires… [21] Mais arrêtons ici l’inventaire. Et soulignons les rares points où nous rejoindrons Kerry : lorsqu’il se déclare favorable à une stratégie internationale contre le réchauffement de la planète, favorable au droit à l’avortement, et contre la discrimination des homosexuels [22].

Bref. John Kerry aurait-il pu proposer une politique différente ? Non, il aurait dû composer avec la situation économique léguée par son successeur. John Kerry avait-il l’intention de proposer une politique différente ? Non. Il n’avait aucun argument radicalement différent.

Le faux dilemme du vote Bush-Kerry renvoie à la nécessité de construire une société d’entraide, sans délégation de pouvoir à un gouvernement cynique. Cette nécessité sera sans doute d’autant plus criante que le déficit budgétaire va encore se creuser sous le deuxième gouvernement Bush, appauvrissant encore les plus pauvres.

Qui construira cette société égalitaire ? Les « valeurs conservatrices de Bush junior sont celles d’une grande majorité d’Américains [23] ». Et les dégâts qu’il a causés un peu partout dans l’économie n’y change rien. « Dieu et la patrie » suffisent actuellement à satisfaire une part importante des électeurs, travaillés au corps par une idéologie de peur et de replis sur soi depuis le 11-Septembre. Ceux qui construiront cette société égalitaire sont peut-être ces femmes et ces hommes à qui ni Dieu ni la patrie ne donnent leur « pain quotidien » et qui veulent prendre en main leur quotidien.

Hertje


[1The Washington Post, cité par Courrier international du 28 octobre au 4 novembre.

[2Le Monde, 3 novembre.

[3La Libre Belgique, 3 novembre.

[4Le Monde, 3 novembre.

[5Libération, 4 novembre.

[6La Libre Belgique, 3 novembre.

[7Le Monde, 3 novembre.

[8Courrier international du 28 octobre au 4 novembre.

[9Le Monde libertaire, du 21 au 27 octobre.

[10Le Monde Économie, 3 octobre.

[11Le Monde Économie, 3 octobre.

[12Le Monde Économie, 3 octobre.

[13Le Monde Économie, 3 octobre.

[14Le Monde Économie, 3 octobre.

[15Le Monde Économie, 3 octobre.

[16The Washington Monthly, cité par Courrier international du 28 octobre au 4 novembre.

[17Le Monde libertaire, du 7 au 13 octobre.

[18Libération, 29 octobre.

[19Libération, 29 octobre.

[20USA Today, cité par Courrier international du 28 octobre au 4 novembre.

[21Lire à ce sujet l’article du National Journal, cité par Courrier international du 28 octobre au 4 novembre.

[22USA Today, cité par Courrier international du 28 octobre au 4 novembre.

[23Libération, 4 novembre.