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Le Monde merveilleux de la restauration de luxe

Le jeudi 11 novembre 2004.

Symbole de raffinement et de luxe ou plus exactement de grande bourgeoisie s’empiffrant de petits fours, peu d’entre nous s’intéressent à ce milieu. Et, pourtant, derrière les fracs et les coupes de champagne, il y a les cuisiniers et les travailleurs qui œuvrent dans des conditions que même Ernest-Antoine Seillière n’oserait pas rêver. Faisons un état des lieux.

Des conditions de travail dignes du Moyen Âge

Dans une cuisine ordinaire, le plus important c’est que le client soit servi. Dans le luxe c’est pire. Tous les sacrifices sont bons au nom de cette perfection que l’on doit atteindre. Travail n’importe quel jour de la semaine (l’hôtellerie est l’un des rares secteurs à bénéficier d’une dérogation permanente pour travailler le dimanche), des horaires dépassant les 15, 16 heures par jour (j’ai moi-même travaillé dans certains restaurants où l’on commençait à 8 heures du matin pour finir à minuit sans pause), dans des conditions très dures : la chaleur pouvant dépasser les 30, 35 °C, pression énorme, rapidité de mise. Les pauses repas (légalement d’une demi-heure) sont souvent supprimées ou réduites au minimum ; il est interdit de quitter son poste pour quoi que ce soit (même pour aller aux toilettes) pendant le service ; il est interdit de boire (j’ai même connu des lieux où l’on fournissait de l’eau aux employés tout en expliquant qu’ils ne pouvaient en boire). Ajoutons que les heures supplémentaires, impossibles à refuser (si l’on refuse une fois de travailler, le chef s’arrangera pour vous évincer), ne sont jamais payées : elles doivent être faites bénévolement au nom de l’amour du métier. Car c’est au nom de ça qu’on empêche les employés de se défendre : l’amour du métier. Tout employé qui se plaint montre qu’il n’aime pas son métier et donc ne mérite pas de le faire.

Un patronat de droit divin

L’ancienne devise des rois de France : « Car tel est mon bon plaisir » reflète parfaitement l’esprit d’un chef de cuisine. Appelé obligatoirement « chef » par tous ses employés (pas question de l’appeler monsieur ou par son nom), il règne en dieu dans sa cuisine. Paternalisme oblige, il fait semblant de s’intéresser à eux. Mais s’il décide que tel employé travaillera beaucoup plus, alors celui-ci devra le faire. S’il décide de changer ses jours de congé, impossible de protester.

Il peut également insulter ou publiquement humilier ses employés sans aucun problèmes ; il arrive même que certains chefs de cuisine frappent ou molestent leurs employés. Ceux-ci ne se défendront que rarement. Car la restauration de luxe est un petit milieu où tout se sait. Il est facile pour un chef de « couler » quelqu’un qui lui déplaît en appelant ses collègues. Tout comme ils usent d’intimidation afin de forcer les employés à s’en aller. Quant aux apprentis et aux stagiaires, ils vivent la même chose que les employés, en pire. Payés 25 % du Smic, travaillant comme un employé normal, faisant toutes les merdes de la cuisine, ils sont dans l’incapacité totale de se défendre.

Souvent très jeunes, en échec scolaire, ils se battent pour obtenir une place dans des grandes maisons et supportent tout pour la garder (comme des déménagements de cave et des nettoyages de fosses septiques). Humiliés par les employés, qui trouvent là le moyen de reproduire le schéma chef-subordonné, ils sont souvent harcelés et frappés.

Un milieu réactionnaire, machiste et raciste

Petite recette : mélanger un patronat ultra autoritaire, un milieu qui se targue d’être le représentant de la France, et des conditions de travail impossibles, et vous obtenez le milieu le plus réac qui soit. Que ce soient les réflexions racistes (je me souviens comme ça d’un cuisinier asiatique, travaillant depuis huit ans dans la même boîte et que tout le monde appelait le « niak » ou d’un copain noir qui me racontait les plaisanteries du genre : toi on t’as fait trop cuire) ou les actes (j’ai vu d’excellents serveurs refusés parce qu’ils s’appelaient Hassan au profit de blancs tout blonds absolument nuls), machistes : les cuisiniers tolèrent très mal les femmes en cuisine, et lorsqu’elles y sont les insultent, les méprisent et souvent les harcèlent. Quant à être homo, il ne faut même pas y songer, les cuisiniers feraient tout pour le virer.

Des syndicats inexistants

Les syndicats dans les milieux de luxe sont très rares. En effet, la restauration est un milieu « pré-taylorien ». Le chef a commencé comme apprenti : il ne comprend donc pas que ceux-ci puissent se plaindre et reproduit les schémas d’exploitation paternaliste que lui-même a vécu. Ressenti comme des empêcheurs d’exploiter en rond par les chefs, ceux-ci font tout pour en décourager l’implantation ; comme dans cette cuisine où une caméra censée surveiller un vestiaire était comme par hasard tournée vers le local syndical. Au nom de la gloire du métier, on doit tout accepter : les syndicalistes sont regardés comme des emmerdeurs.

Alors quelles possibilités de lutte ?

Malgré tout, ce milieu est en train de changer : par manque de personnel, les chefs doivent proposer des conditions de travail plus faciles. Ensuite les cuisiniers commencent à se lasser de leurs conditions de travail et apprennent à se défendre : la récente grève du Carlton à Cannes en témoigne, ainsi que, contre vents et marées, l’implantation de sections syndicales dans les grands restaurants, sections souvent frappantes par leur radicalisme. Fatigués de se faire exploiter sous toutes les coutures, la colère monte lentement chez les cuisiniers : gageons que dans dix ans, nous ferons grève et occuperons les palaces au moment où l’OMC y fera sa conférence !

Moko Mouse