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Les Services publics

l’actualité
Le jeudi 11 novembre 2004.

Ce texte est la suite d’une première analyse paru dans Le Monde libertaire du 28 octobre.

Le capital gagne du terrain, car il n’a plus son adversaire soviétique et car la soi-disant gauche socialiste n’a plus de projet. L’idéologie libérale se répand, car elle est propagée par les « réservoirs de pensée », les médias, les gouvernements, les institutions internationales telles que le FMI, l’OMC, le G8, les lobbies. Le « consensus de Washington » règne : équilibre budgétaire, privatisations, ouverture des frontières, État minimum, internationalisation financière et économique. Mais derrière tous ces discours et pratiques se cachent tout simplement des intérêts car le capital cherche à compenser sa situation de baisse tendancielle du taux de profit dans le monde de la production.

En effet, les marchés sont saturés, et la demande solvable stagne faute de revenus suffisants pour les peuples. Alors il faut monopoliser les marchés par l’achat ou l’absorption des concurrents, par le rapt des monopoles détenus par les services publics, par la fausse innovation et la détention de brevets. Il faut aussi dégraisser, flexibiliser, externaliser, sous-traiter, délocaliser pour améliorer le taux de profit. Il faut s’emparer des investissements publics déjà consentis en les offrant aux rentiers du capital.

Le capital financier mène la danse. Les fonds de pension exigent du 15 % de rentabilité. Cela ne peut se faire que par des plus-values sur titres, des baisses de charges, des tricheries comptables (voir Enron, WorlCom, Vivendi). Dans ce contexte tout est fait au profit de la « valeur actionnariale », donc de la propriété des titres boursiers prétendument représentative des entreprises. Alors, les services publics sont priés de disparaître. Cela rapporte du fric aux États impécunieux (vente plus soulte pour la sécurité sociale, 9 milliards d’euros pour EDF-GDF), cela permet de casser les syndicats plutôt encroûtés dans les services d’État, cela détruit l’idée qu’un service public puisse faire mieux que le privé, cela permet de les vendre en dessous de leur valeur réelle et en spoliant les contribuables et les usagers qui les ont financés. Cela fait les choux gras des banques et autres courtiers car ils encaissent de royales commissions lors des ventes de titres.

La destruction est générale. La Grande- Bretagne a inauguré la chose en Europe sous le règne de la Dame de fer avec l’électricité et le rail, qu’on a dû re-réguler ensuite. Le socialos français ont suivi in petto. Les « cures d’austérité » du FMI l’ont imposé dans tous les pays en difficulté (Brésil, Mexique, Argentine, CEI, etc.) au nom de l’idéologie libérale qui assure que seul le marché obtient l’affectation optimale des ressources. On l’a vu en Californie où une pénurie organisée par les producteurs d’électricité a obligé à re-réglementer.

La casse continue. France Télécom vient d’être privatisée en juillet 2004, alors que les gouvernants avaient juré que la part de l’État dans le capital ne descendrait pas en dessous de 51 %. C’était même inscrit dans la loi socialiste de changement du statut de l’entreprise ! Or, le 17 décembre 2003, une nouvelle loi a supprimé ce point-là. Le parcours de France Télécom préfigure celui que suivra EDF-GDF : ouverture du capital puis achats de concurrents (au plus fort de la bulle financière, donc au prix fort) sous la houlette de M. Bon, le mal nommé.

Puis la bulle spéculative se dégonfle en mars 2000. Énormes pertes dans la valeur des actifs trop surévalués lors des achats, 65 milliards d’euros de dette, 15 milliards de déficit, division de la valeur des actions par 4. On fait appel à Zorro, alias Thierry Breton : compression de personnel (moins 12 000 agents), ventes d’actifs à perte, mobilité des personnels, flexibilité, durcissement des méthodes commerciales, hausse des tarifs d’abonnement grâce au monopole du réseau de téléphonie fixe, appel à des sous-traitants de l’Est avec en prime délit de marchandage de main-d’œuvre payée au tarif dudit.

Les autoroutes sont privatisées pour que l’État puisse boucler son budget sans trop d’accroissement du déficit. Or, il était clair qu’à l’issue des concessions d’économie mixte, les autoroutes, payées par les usagers, deviendraient gratuites.

L’ANPE est mise en concurrence et fonctionne déjà sur le modèle privé du client et de la baisse des charges. Elle fait appel, dans ses propres locaux, à des boîtes privées « d’out placement » ! On va en revenir aux intermédiaires négriers de main-d’œuvre que le xixe siècle avait mis quatre-vingts ans à éliminer !

La Poste, de même que le Trésor public qui se « réorganise », va supprimer des quantités de bureaux de poste dans les campagnes pour diminuer ses coûts. La Commission européenne l’ayant décidé, elle ne tardera pas à entrer en concurrence totale et à être privatisée. Tant pis s’il n’y a plus égalité de traitement entre les usagers et si la désertification du territoire s’accélère.

Le rail va pouvoir offrir ses infrastructures aux concurrents grâce à « l’accès des tiers au réseau », chose déjà réalisée à EDF et GDF.

L’hôpital fait de la saine gestion de ses activités sur la base de coûts standards par pathologie. Cela permettra d’éliminer les malades ayant plusieurs maladies ou une pathologie plus grave que la moyenne.

En effet, l’hôpital « bien géré » peut empocher la différence entre le coût standard et les dépenses moins élevées pour un patient peu atteint. L’hôpital, qui paiera les frais d’investissement, mettra ses moyens performants à la disposition des cliniques privées.

L’Éducation nationale voit ses effectifs de profs et d’agents (pions, service) diminuer. Les ATOS, mis dans les régions, seront par celles-ci rapidement mis en concurrence avec le privé ou fusionnés avec les autres fonctionnaires territoriaux.

Les concessions de service public au privé (eau, ordures ménagères, traitement des déchets) croissent car elles versent un droit d’entrée aux municipalités concédantes, ce qui est répercuté dans les tarifs.

On envisage même d’ouvrir cette voie aux prisons alors que ce sont déjà des investisseurs privés qui les construisent et les louent à la pénitentiaire ! La justice simplifie les procédures pour « gagner du temps » (plaider coupable par exemple) au détriment des garanties traditionnelles qu’avait le justiciable (audience publique et contradictoire, défense par un avocat) et se dote de juges au rabais avec les juges de proximité.

La médecine du travail voit ses moyens réduits, alors que les maladies professionnelles augmentent : deux fois plus de patients à examiner par an et passage des visites à une tous les deux ans au lieu de une par an. L’Inspection du travail ne peut plus enquêter à la suite d’un accident du travail.

Le gouvernement veut supprimer 40 000 postes de fonctionnaire par an en ne remplaçant pas la moitié des départs à la retraite.

Bref, tout se transforme en marchandise et s’adonne aux logiques financières du privé, même les fonctions traditionnelles de l’État. Cela est accéléré par le fait que les gouvernements changent les règles du jeu, ce qui crée de nouvelles structures d’action qui forcent les services publics à gérer suivant la logique du marché. Ainsi la comptabilité a-t-elle été modifiée en faveur du patrimoine boursier (ce qui a facilité les truquages) sous la houlette d’un organisme de normalisation américain que l’Europe a suivi sans problème.

Et, tenez-vous bien, cet organe est d’obédience privée : les nouvelles règles du jeu, même dans un domaine par nature public, sont abandonnées au capital privé !

En réalité, la déréglementation, la « modernisation » ne sont qu’un renforcement et une création de règles favorables au capital financier et au libéralisme sans entraves. Dès lors (ou Delors…), quelle est la différence entre un service public géré suivant les méthodes de la concurrence privée et les entreprises privées ? Le résultat est le même, à la seule différence que le mouvement y est momentanément moins rapide.

On ne fait pas un îlot de services publics dans un océan de capitalisme déchaîné… Dans une société convaincue, à commencer par ses dirigeants politiques et économiques, des bienfaits du marché pur, la justice ne saurait progresser. Au vol capitaliste, se joint la privatisation par le gouvernement et la justification de l’idéologie libérale par les experts et les médias. On en revient à « la triple alliance du trône, du coffre-fort et de l’autel ».

Jacques Langlois