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Sauvons la recherche ?

Le jeudi 18 mars 2004.

Au moment où j’écris ce texte, plus de 2 000 directeurs et chefs d’équipe scientifique viennent de démissionner de leurs responsabilités administratives. Le monde de la recherche est en crise. Les crédits manquent. Il aura fallu attendre un gouvernement de droite pour que ce milieu sorte de sa léthargie habituelle et utilise la place publique pour revendiquer ses droits. Pourquoi pas.

Il serait peut-être malvenu de rappeler à cette occasion que les présidents d’université avaient appelé, lors du fameux « séisme » du 21 avril 2002, les citoyens à se mobiliser pour défendre les « principes de tolérance et de dignité des personnes de notre pays », en clair à voter Chirac. Au sein même de mon laboratoire (j’ai la faiblesse d’être étudiant), le directeur a lui aussi demandé à tout le monde d’être responsable et d’aller voter.

À la promulgation des résultats du premier tour, il était pourtant clair que Chirac était d’ores et déjà président. Le Pen allait faire aux alentours de six millions de voix, et Chirac l’aurait emporté avec le reste. Pas de quoi fouetter un chat ni casser trois pattes à un canard.

Dans ce marasme idéologique où le sentiment prend le pas sur la raison, les gardiens du temple de l’intelligence (si je puis me permettre) n’ont donc pas été en reste, et y sont allés de leur couplet républicain et démocratique. Peut-être qu’ils n’ont toujours pas digéré leur bulletin de vote et que, maintenant, ils veulent se refaire une virginité. Avec la science, la virginité, ça se recoud.

Mais qui sont-ils, ces chercheurs ? Que fabriquent-ils ? Où travaillent-ils ?

Le fonctionnement de la recherche

Un chercheur, ça fait de la recherche. En gros, ça étudie des problèmes, et ça publie des résultats. C’est à ça que se mesure son travail, à la publication. Plus un chercheur publie, plus il est bon. Et plus un papier va être cité par d’autres, plus il aura de valeur. Les très bons chercheurs sont donc ceux qui publient beaucoup de papiers qui sont cités par d’autres.

Il faut donc publier beaucoup. Et je peux vous dire que beaucoup de papiers n’ont pas un intérêt énorme, n’apportent pas grand- chose (il arrive même parfois que des chercheurs fabriquent de faux résultats, juste pour publier ; c’est rare mais ça existe). Ils serviront surtout à augmenter le nombre de publications du labo, ce qui ne fera pas de mal pour avoir des crédits.

Les papiers sont publiés soit dans des journaux scientifiques (c’est le must), soit lors de conférences, internationales (c’est bien) ou nationales (c’est moins bien). Pour être accepté à la publication, un papier est lu par d’autres chercheurs, qui notent la qualité du travail. C’est ce qui garantit son intérêt scientifique et son originalité. En théorie.

En pratique tout ne fonctionne pas aussi bien, la neutralité n’est pas si évidente qu’il y paraît. Il y a des conflits d’intérêts en jeu. Certains papiers seront acceptés parce que ceux qui les relisent sont du même laboratoire que les auteurs, ou qu’ils se connaissent. Certains papiers ne seront pas bien relus, parce que le chercheur qui doit s’en charger n’a pas le temps et a demandé à un thésard de le faire, et que celui-ci n’a pas trop envie de se fouler, ou bien parce que le papier est pile dans son sujet de thèse et qu’il a tout intérêt à dire qu’il ne vaut rien.

On est loin d’une belle recherche pure et objective. Mais qu’attendre d’un groupe humain qui fonctionne, ici comme ailleurs, à la hiérarchie et à l’autorité ? Qu’attendre, sinon d’obscurs calculs d’intérêts, des pressions et du copinage ?

L’université : la poubelle

Beaucoup de chercheurs sont en même temps professeur à l’université. L’université, en France, c’est une poubelle. Confronté aux jeunes, qui peuvent devenir un problème, parce qu’ils sont un peu « inconscients » et qu’ils peuvent s’agiter très vite pour un oui ou pour un non, l’État français a trouvé la solution : leur faire intégrer leur misère. Comment ? On donne le bac à tout le monde. L’obtention de ce pipo-diplôme qui ne sanctionne aucune compétence donne droit à des études supérieures. En France, il y a un double système. D’un côté les grandes écoles, dont la porte s’ouvre par concours et sur dossier. C’est la filière d’excellence. C’est là que le système ira recruter ses élites. D’un autre côté, l’université, ouverte à tous. C’est là qu’échoueront ceux qui ont eu le bac par hasard. 30 % d’échec au DEUG, et seulement 40 % qui l’obtiennent en deux ans, la durée prévue. En plus, tout le monde reconnaît que ce diplôme ne vaut plus rien.

Quand un gamin se retrouve, tout fier, avec son bac, et qu’il va traîner deux, trois ou quatre ans en fac, avec rien au bout, il va penser quoi, sinon que c’est lui le problème ?

D’autres s’en sortiront mieux. Certains iront jusqu’à la thèse, et pourront devenir chercheur à leur tour. Ils vous diront qu’ils se sont battus pour en arriver là, qu’ils ont fait beaucoup de sacrifices, et que maintenant, c’est tout naturel qu’ils en récoltent les fruits et qu’ils aient une position sociale plus élevée que, disons, la femme de ménage qui vient nettoyer leur bureau pendant qu’ils ne sont pas là (très tôt le matin ou tard le soir, donc). Le système est vraiment bien fait, non ?

L’avenir de la recherche

On est loin de l’objectivité, de la raison, de la science, de la pureté de la recherche. Pourtant, il est clair que la science est la meilleure approche du monde. C’est elle qui nous a permis de connaître le monde comme on le connaît, au-delà des superstitions et des mysticismes. Mais l’université, telle qu’elle est aujourd’hui, n’est pas ce havre de paix où la science se fait, librement, sans contrainte, avec juste la soif de connaissance comme moteur et le plaisir de la découverte comme carburant.

Elle pourrait le devenir.

Il faudrait pour cela que le flux d’étudiants à gérer chaque année soit plus faible, libérant du temps et de l’énergie pour les recherches. Beaucoup d’étudiants arrivent ici par hasard, et ils n’ont rien à faire là. Ils perdent leur temps, et les profs aussi. Ils se disent qu’avec un diplôme, ils seront mieux payés, c’est tout. La science, la recherche, l’université, ça ne les intéresse pas.

Le système de relecture des publications n’est pas non plus mauvais en soi. Qui mieux que les collègues du domaine est capable de juger de la qualité d’une recherche ? Seulement, quand le pouvoir influe dans le jugement, rien ne va plus. Dans une société capitaliste, où tout doit être rentable, les jugements se faussent facilement. Les chercheurs ne sont pas déconnectés du monde. Ils ont besoin de financement. La crise actuelle en est une illustration. Et les crédits sont alloués en fonction des résultats passés, de l’intérêt économique de la recherche ou de la notoriété du labo. Rien de tout cela n’encourage l’objectivité.

On accuse souvent les scientifiques d’être déconnectés de la société, d’évoluer dans leur monde, leurs tours d’ivoire. L’université doit s’ouvrir. Les chercheurs devraient organiser des cours publics, gratuits, ouverts à tous, sans diplôme comme sanction, juste pour le plaisir des auditeurs d’apprendre et de s’instruire. Qui a dit qu’une femme de ménage ne pouvait rien comprendre à la physique quantique ou à la division cellulaire ? Et ce contact avec d’autres humains, aux préoccupations variées, ne serait pas une mauvaise chose non plus pour les chercheurs.

On pourrait ainsi déconnecter la transmission du savoir du diplôme sanctionnant un apprentissage. Il est bien évident qu’il faut savoir si quelqu’un qui veut travailler dans tel ou tel domaine est qualifié pour le faire. Dans ce cas, le diplôme (ou quelque chose d’équivalent) se justifie. Mais qu’a-t-on besoin de tous ces diplômes inutiles (bepc, bac, DEUG, etc.) ? Ils n’ont pas d’autre justification que de hiérarchiser les individus les uns par rapport aux autres, ce qui est utile au système dans lequel on vit, mais est nuisible aux humains et à leur liberté.

Tout cela serait bien sûr totalement inutile sans une remise en cause du système lui-même. Une telle université, dans un monde de hiérarchies, sans égalité économique ni sociale, où la production est aux mains d’un capitalisme obsédé par ses profits, n’est pas viable. Le système ne va pas mobiliser des énergies pour libérer les individus, ça ne marche pas comme ça.

Réfléchis à tout ça, camarade chercheur. Sur ce, c’est l’heure de la sieste.

Cédric milite au groupe de la Villette.