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Les Lois de l’hospitalité

Le jeudi 18 mars 2004.

Nous vous proposons ce texte écrit le jour même de la remise en liberté sous contrôle judiciaire de Cesare Battisti par la Cour d’appel de Paris. Arrêté initialement le 10 février à Paris dans les conditions que l’on connaît, Cesare Battisti reste menacé d’extradition. La date d’examen de la demande d’extradition a été fixée au 7 avril 2004. La mobilisation contre l’extradition de Cesare Battisti et de tous les réfugiés italiens continue !



Il y a bientôt deux ans, Paolo Persichetti a été extradé en Italie, où il reste emprisonné depuis lors. Cesare Battisti vient d’être incarcéré en France, à la prison de la Santé, sous écrou extraditionnel. Nos autres amis italiens, qui participèrent eux aussi à la lutte armée, comme aux initiatives visant à la transformation du monde dans les années 70, et qui ont appartenu à divers courants politiques révolutionnaires, vivent ici sous la menace d’être à leur tour livrés en pâture à l’État italien. Enrico Villimburgo et Roberta Cappelli sont les prochaines victimes désignées. Onze autres font partie de la liste noire. Les stratèges de la soumission cherchent ainsi sans cesse de nouveaux trophées, et s’en offrent d’État à État comme autant de bons procédés.

Pour être conforme à l’image qui l’avait porté au pouvoir, un président de la République des années 80 octroya aux proscrits italiens un havre en France. Après avoir aboli la peine de mort, il énonça quelques mesures pour que reprenne vigueur le mythe du pays des droits de l’homme. Dans le même temps, il s’attaquait à une transformation profonde de la législation du travail pour la rendre plus conforme aux attentes de ce que l’on appela les « décideurs ». En quelques années, la propagande du pouvoir, se drapant de grands mots et de clinquantes mises en scène, utilisa toutes les ressources de la séduction pour que se résigne le plus grand nombre et que soient laminées les résistances de ceux qui voyaient se profiler une mise en coupe réglée des acquis sociaux les plus élémentaires. À l’art du trompe-l’œil et au choix des informations dirigées vers l’organisation de la peur du lendemain, puis de celle du quotidien, allait succéder, au fil des changements d’équipes gouvernementales, la banalisation des idées de l’extrême droite tant dans les discours des hommes de pouvoir que dans les échos de ceux qui leur font créance. Et la misère de la pensée s’accrut à mesure du développement de l’état d’exception non promulgué, mais de fait mis en place.

Mai 68, une fois réduit à une amusante agitation étudiante, les luttes des années 70 furent passées à la moulinette de l’oubli ou utilisées comme épouvantails pour que les nouvelles générations s’effraient de l’horreur qu’elles auraient pu connaître. La malhonnêteté des historiens, des économistes et autres spécialistes dont on saluait « l’expertise », s’apparentait de plus en plus à une contre-révolution fleurant bon le totalitarisme, mal suprême dont toutes les voix autorisées à parler pour le « grand public » assuraient pourtant qu’elles avaient su prémunir les pays occidentaux. Au nom du principe de réalité, l’imaginaire fut de mieux en mieux colonisé, loti en mille résidences virtuelles où chacun est sollicité d’identifier ses désirs aux mêmes modèles fantasmés : catalogues du prêt-à-penser et décalogues réédités sur CD Rom avec dix minutes d’éternité en bonus.

Des luttes cependant témoignaient que toute révolte n’était point perdue. On vit même le retour d’anciens procédés d’« autoréductions », comme à l’occasion des grèves de 1995. Le pouvoir dut montrer qu’il était capable d’écraser dans l’œuf toute tentative d’insoumission. Pour ceux qui refusent de prendre leurs anesthésiants « citoyens », il n’y aura désormais plus de répit. Les attaques fusent : sarkoziennes, berlusconiennes autant de raffarinades qui ne sont pas que d’ubuesques tartarinades. Camps de rétention, déni de l’asile politique, chasse au faciès, violences policières au nez du passant alimentent implacablement les bavardages ordinaires et trouvent leurs justifications dans les peurs savamment accentuées depuis le 11 septembre 2001. Peur de l’invisible menace qu’il s’agit d’ancrer en chacun et qui justifie des raccourcis stupéfiant le moindre esprit lucide : comme si l’histoire s’était réduite à une lutte contre le terrorisme. Car tout est terrorisme potentiel, et tout opposant radical au capitalisme peut du jour au lendemain se réveiller ennemi public. Les dernières lois votées en France font du moindre écart une raison suffisante pour la criminalisation de celui qui l’a provoqué et pour la surveillance de ses proches. L’ordre règne de mieux en mieux. L’État d’exception est devenu la règle.

Victimes de dénis de justice, Cesare Battisti et Paolo Persichetti, seront défendus par nous jusqu’à ce que cessent les persécutions dont ils sont victimes. Si, parmi nous, certains sont trop jeunes pour avoir connu les débats autour de la lutte armée, ceux qui, en France, y prirent part s’opposèrent au choix de cette violence et aux analyses politiques qui la justifiaient. Mais, comme celle de nos amis italiens, nous demandons la libération de Nathalie Ménigon et de ses camarades victimes de la « guillotine sèche ». En défendant leur liberté et en dénonçant une fois encore l’institution carcérale, nous continuerons à lutter et à œuvrer pour un monde délivré de l’exploitation et de la domination et où l’esprit pourra développer librement ses potentialités.

Le groupe de Paris du mouvement surréaliste, le 3 mars 2004