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Avez-vous lu Gaston Puel ?

Le jeudi 18 mars 2004.

Après avoir parcouru — très succinctement — le « chemin » [1] emprunté par Gaston Puel, marqué très tôt de l’épreuve de la maladie, mais aussi du réconfort de l’amitié (Joë Bousquet, René Char), on ne saurait trop souligner son travail d’imprimeur et d’éditeur. «  J’ai pris un immense plaisir à faire des livres », nous dira-t-il, et loin d’un parisianisme qu’il exécrait (et les surréalistes n’en sont pas exclus), loin aussi d’un quelconque et dérisoire ressentiment (ce cancer de l’humanité, aurait dit Nietzsche), il réalise un rêve d’enfant inséparable de son œuvre poétique : le très jeune Puel tenait pour « livreur » [2] celui qui faisait des livres. Il devient livreur.

Ces livres-là sont l’expression de ce que la poésie a donné de meilleur durant ce dernier demi-siècle, et j’aimerais faire partager reconnaissance et émotion envers qui jamais ne pactisa avec la littérature à l’estomac : celle des médiocres médiatisés, sous tintement de tiroirs-caisses, par les crétins sonores de l’audiovisuel et les marchands de l’au-delà. La poésie de Gaston Puel, et la poésie tout court, ne relève que du salut d’une parole, ici et maintenant : un « commerce » non coté à la bourse des « valeurs ».

De l’importance du rouge-gorge

Cheyenne Autumn [3], le dernier poème de Gaston Puel, n’est pas seulement le récit du massacre de deux peuples effacés de l’Histoire — les peuples cheyenne et occitan —, avec le parler digne et noble qui convient, face à la barbarie des incultes et à la mauvaise haleine de soudards déshumanisés. Cheyenne Autumn, c’est une tragique métaphore qui nous interroge sur la langue et la culture. Elles furent cheyennes. Elles furent occitanes. Mais elles sont en danger à notre porte. Les nouveaux barbares sont plus insidieux, mais non moins performants, et nous en sommes témoins tous les jours, à l’écoute de nos enfants et de nos fringants ministres, qu’ils soient de l’Éducation nationale, ou de la Culture (?). La poésie est aussi increvable que l’anarchie, mais elle est bâillonnée. Hors circuit. Jusqu’à l’étouffement.

Rouge-gorge
À l’œil avide
Prompt à l’envol
Prompt au retour
Planète ou flamme
Dieu d’alentour.

On peut à la fois s’en réjouir puisqu’elle échappe à la marchandisation, mais aussi s’en désespérer, puisqu’elle est l’expression même de la « vraie vie », dans une parole qui ne se recommande que du partage. Voilà ce que dit le poète de Cheyenne Autumn. La poésie suffoque dans un monde devenu irrespirable. Tout consiste à retrouver ce lieu où elle nous inventa. « Un éboulement ne ruine pas l’âme » (La Lumière du jour, 1967), même si aux extrêmes du rien et de l’impossible, en ce début du XXIe siècle, l’épreuve y est de plus en plus redoutable. Gaston Puel ne désespère pas de « la libre beauté qui ne se laissera pas toucher », du rouge-gorge, quand « les mots (sont) lavés de frais à la source du matin ». La quête d’un second souffle, c’est d’abord celle d’un jardin retrouvé, d’une parole possible quand l’aube dissout les monstres (« je cherche les mots qui jadis m’éclairaient »). Une vie couleur d’homme. Un chant entre deux astres.

Innocemment on prend la route.
Dans un trou du paysage
On croit voir l’El Dorado
 
Mais verra-t-on sa propre absence,
Un trou, simple trou
Vers lequel nous marchons ?
 
Dans le petit œil de verre
Des anciens porte-plume en os
Il neige.

« Les yeux fertiles »

Si Cheyenne Autumn tranche sur le minimalisme ambiant qui règne dans presque tous les domaines — y compris celui de la poésie —, c’est qu’il existe des soifs de vérité et de justice qui ne sauraient se contenter d’une gorgée de bière. Mais la lecture de ce très beau poème ne saurait suffire à s’imprégner d’une œuvre qui couvre plus d’un demi-siècle. Une œuvre qui se voulait d’ailleurs plus picturale que langagière, avec des rêves de cinématographie. Une œuvre où l’émotion tenait d’abord du regard immédiat. Les Yeux fertiles convenaient mieux à son approche du réel que les Champs magnétiques de Breton et de Soupault. C’est sans doute pourquoi dans ses collections (« la Fenêtre ardente », « G.P. », « le Bouquet »), le poème est presque toujours accompagné de l’illustration d’un peintre ou d’un graveur. Pas seulement pour d’inévitables nécessités pécuniaires, mais avant tout dans la recherche d’un équilibre, d’une harmonie entre le texte et l’image, osmose réussie, où la grâce savante le dispute à la magie de l’intuition typographique. La main et le cœur. La main sur le cœur. Car ce message est d’amour et « ne se crie pas sur les toits » : Mythologies du dimanche de l’auteur, et illustrée par Starisky et, plus récemment, le Discours du chef Seattle, 1854, illustré par Patrice Corbin (probablement à la source de Cheyenne Autumn) en sont, parmi tant d’autres, les très émouvants témoignages. Ces beaux livres sont, après tout, moins chers qu’une paire de Nike et certains jeux vidéo voués aux poubelles de l’histoire. Je suis sûr de ne pas trahir Gaston Puel dans un rêve qui nous serait commun : celui du Grand Meaulnes bottant le cul du Petit Prince et d’Harry Potter dans la cour de récré. À Veilhes, par exemple, où sa femme fut institutrice et où il installa son atelier de peintre et de typographe…

« Que l’éclair me dure »

« Au centre de la poésie, un contradicteur t’attend. C’est ton souverain. Lutte loyalement contre lui. » De toute évidence, Gaston Puel surmonta l’épreuve bien avant que René Char la signalât. S’interroger sur le poète et la poésie, sur « le lien mortel » de leur rapport au monde et sur la fidélité des mots pour le traduire, c’est dénoncer la trahison d’un esthétisme de bazar, la parade du paraître, les lauriers de l’esbroufe reposant sur de futurs cadavres (ceux et celles d’un Jean Cocteau, par exemple).

Sur la grève envahie de déchets
Une poupée dresse ses bras roses
Le poème piétine dans l’écume
Le ciel est d’encre noire
 
Pas de Sésame pas de lampe d’Aladin
 
La poésie n’ajoute rien parmi les ombres
Son battement excède tout
 
Je ne suis rien. Elle m’invente

D’évidence André Breton et René Char ne furent pas sans influence sur l’homme et le poète Gaston Puel, dont il fut l’ami. Au reste, qui considéra Baudelaire comme « un vrai Dieu », et quel poète d’aujourd’hui ne se sentirait pas honoré d’une filiation de si haut vol ? Cette influence il ne l’a jamais subie. Dès 1950, il prendra ses distances avec le groupe surréaliste. Quant à René Char, si le compagnonnage fut d’importance, l’écriture me semble en retenir moins de traces que ne le signale Georges Mounin [4] — préface à Terre-Plein —, quand il va jusqu’à considérer Gaston Puel « ensorcelé par la poésie de René Char ». N’est-ce pas plutôt sa lecture du poète de la Parole en archipel qui serait en défaut. De l’un à l’autre, l’éclair paraphe le poème dans des ciels bien différents. Peu d’aphorismes chez Puel, moins de constats plus ou moins sentencieux. Le délié du poème y est plus ouvert, plus souple, et la lumière plus tendre, plus charnelle. Souvent la touche y est primesautière, surtout quand le poète évoque l’enfance ou ses petites amoureuses.

« Un enfant court dans l’herbe
Il est comme du pain, du lait.
Ce qui tourne sous ses jambes
Ressemble à des pâquerettes. »

À l’image de la condition humaine, la poésie de Gaston Puel [5] en épouse toutes les joies et toutes les angoisses, et sa lucidité ne la porte pas au renoncement : même sans Sésame et lampe d’Aladin, « petite mort n’est pas mortelle ». Une poésie qui nous aide à vivre, à survivre — humble phénix —, et à mourir en pensant « à ce poème qu’il n’a pas écrit, un poème rouge et lointain comme un soleil derrière les branches ».

Avez-vous lu Gaston Puel ?

Claude Kottelanne


[2Gaston Puel : Journal d’un livreur, éditions de L’Arrière-Pays, 9, rue d’Étigny 32000 Auch, 19 euros.

[3Gaston Puel, Cheyenne Autumn, éditions Voix d’encre, BP 83, 26202 Montélimar cedex, 15 euros.

[4Georges Mounin, Camarade poète, éditions Galilée-Oswald.

[5L’œuvre de G. Puel est riche d’une trentaine de recueils. Deux anthologies en regroupent l’essentiel : Au feu (11 euros) et L’Âme errante (14 euros), éditions le Dé bleu, 85310 Chaillé-sous-les Ormeaux.