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Jean-Ferdinand Stas (1921-2006)

Le jeudi 23 mars 2006.

« Les morts sont pour moi très proches des vivants. Je ne discerne pas bien la frontière qui les sépare », écrivait très justement Victor Serge. Quand un copain passe l’arme à gauche, seul change le temps du récit. L’imparfait gagne, mais le lien demeure. Indestructible, désormais. De l’avoir connu, fréquenté, aimé, nous sommes porteurs d’un héritage, celui qui nait des familles qu’on s’est librement choisies. Partant de là, de cette non-différenciation revendiquée, il n’est pas de raison de céder à la « nécro » lacrymale, éternelle resucée de la vie des saints. La mort d’un copain ne le grandit pas ; elle fixe simplement le souvenir du disparu, ce vivant d’hier, cet éternel présent.

Jean Stas avait une qualité rare : il ne la ramenait qu’à bon escient. Le bonhomme n’avait rien d’impulsif. C’était un anarchiste raisonné et pratique. Un prototype assez rare, en somme, dans un milieu où — qu’on n’y voie pas injure — fleurissent plus volontiers les sympathiques forts en gueule et autres adeptes du laisser-aller. Je dis « milieu » à dessein, le terme englobant le tout-venant de l’anarchie. Jean, lui, se voulait de sa frange constructive, mais même là, il détonnait. Il arrivait à l’heure aux rendez-vous, ne rechignait jamais aux tâches ingrates et évitait soigneusement de prôner l’impossible. En bref, c’était un homme du rang, un militant du quotidien, un colleur d’affiches, un bâtisseur. Une denrée qui n’encombre pas toujours les couloirs de l’anarchie…

C’est dans le petit local du Syndicat des correcteurs, au deuxième étage de la Bourse du travail, que nos pas se sont le plus fréquemment croisés. Dans les années 1980, on m’y avait confié quelques missions, dont celle — ingrate — de gérer le « bureau de placement » syndical. Travailleur du soir, j’avais coutume de m’y rendre la matin, à cette heure divine où les lieux étaient déserts et où le travail se faisait plus fécond. À maintes reprises, j’y côtoyais Jean — qui, comme moi, aimait bien bosser seul — occupé, pipe au bec, à « faire les plaques » pour l’expédition du Bulletin syndical. Il maniait la machine sans chômer, avec doigté et maestria, ne s’accordant quelques rares pauses que parce que je l’y incitais. En ces « brisures », comme on disait dans le jargon, il arrivait que Jean se laissât aller à la confidence. À vrai dire, je devais savoir y faire, car ce n’est pas son genre. Mais quand il s’y mettait, son phrasé trainant de titi parisien faisait merveille, d’autant qu’il possédait indiscutablement l’art du portrait.

De l’hôtel-bistro de son père à ses premiers pas dans l’imprimerie, du Château des brouillards — la librairie de Joyeux — aux batailles pour la reconstruction de la FA en 1953, des engueulades au comité de lecture du Monde libertaire à sa passion pour la chanson dite « rive gauche », nos haltes se peuplaient des échos d’une époque joyeusement décrite. Il est vrai que, pour Jean, l’anarchie faisait mauvais ménage avec les pisse-froid. Non qu’il fut spécialement boute-en-train ou déconneur, mais simplement d’une bonne nature, supportant mal les sectateurs de tout poil et les sectaires de tout acabit. Autrement dit, pour lui, l’anarchie tenait tout à la fois de l’amitié et du partage, de l’irrépressible désir de liberté et de l’indispensable pratique de la solidarité. Elle était cette « doctrine populaire de vie » dont parla Lecoin, le contraire d’une idéologie fermée sur elle-même et sure de sa supériorité. S’il lui fallait se définir, ce qu’il n’aimait pas trop, Jean consentait à s’avouer plus volontier communiste-libertaire qu’individualiste, mais l’anarcho-syndicalisme — les anarcho-syndicalistes, plutôt — avait aussi ses faveurs. En fait, un anarchisme sans adjectif lui allait assez bien. Pour le reste, il jugeait sur pièces et selon ses critères. Bonne méthode, au demeurant.

En dehors des rares moments où le collectif se met en grève, ne cracher de la plus-value qu’en quantitée limitée exige des trésors d’imagination. Longtemps, les anarchistes furent à ce jeu, de redoutables inventeurs. Macadams, démerdes, reprises ou perruques constituaient autant d’éléments d’une vaste palette dont le but était le même : la résistance individuelle à l’exploitation. Jean, lui, se déclarait volontiers adepte du refus de parvenir et partisan de la force d’inertie. Ainsi, le bon ouvrier qu’il était choisissait sans hésiter de gagner moins en bossant à son rythme plutôt que de gagner davantage en s’épuisant. Cette saine morale de la préservation faisait de lui un sédentaire affirmé. Quand il embauchait dans une boite où l’espace-temps de l’exploitation lui semblait acceptable, il n’en bougeait plus, s’attachant à le préserver par tous les moyens contre les modernes adeptes du productivisme.

Quatorze années durant et jusqu’à sa retraite, Jean travailla — à la main, disait-il — comme correcteur dans une petite boite spécialisée dans la fabrication de timbres en caoutchouc. En cette qualité, il approvisionna bon nombre de nécessiteux en tampons amoureusement ouvragés.

Cette spécialité lui valut même une certaine notoriété hors frontières. La preuve : le Jean était connu dans l’exil espagnol sous le double sobriquet de « El Estas » — banale hispanisation de son patronyme — ou de « El Sellos » (littéralement « l’homme aux tampons »). Et l’Histoire — cette hasardeuse — retiendra peut-être un jour la part, indirecte mais décisive, qu’il prit à la reconstruction de la CNT d’Espagne au lendemain de la mort de Franco en fournissant quantité de ses syndicats et fédérations locales en fétiches caoutchoutés. Que certains se soient emparés, dans un futur conflictuel, des empreintes qu’ils avaient laissés sur du papier à en-tête comme preuves bureaucratiques de leurs querelles nauséeuses de préséance, le Jeannot n’y était pour rien ! Il n’avait fait que servir, à la mesure de ses moyens et sans compter. Comme toujours.

Salut à toi, Jean, et fraternité à tous, les morts et les vivants.

Freddy Gomez