Le 14 novembre (et ce pour la première fois depuis leur indépendance, en 1962), les marocains élisaient leur parlement au suffrage universel direct. Les journaux français et américains nous parlent de « retour (?) à la démocratie », d’ « alternance », d’ « aboutissement du processus démocratique », voire même de « démocratie Hassanienne ». Ces législatives donneraient-elles au Hassan vieillissant le simple statut d’un « Juan Carlos chez les Arabes » ? En fait, notre ami le roi est plus que jamais souverain…
Pourquoi les médias français nous parlent-ils de processus démocratique au Maroc ? La réponse est aussi sinistre que classique : parce que les autorités marocaines se montrent très dociles envers les directives des États capitalistes et les organismes économiques internationaux.
Le Maroc connaît un taux de chômage de l’ordre de 20 % de la population active (et encore, en faisant confiance aux chiffres de l’administration…) ; une forte croissance démographique, une grande dépendance économique, la France, à elle seule, fournissant un quart de ses importations et absorbant près d’un tiers de ses exportations…) et une dette extérieure estimée à 66 % du PIB ! En bref, tous les ingrédients pour se retrouver l’enfant chéri de la Banque mondiale et du FMI.
Un habillage politicien bien utile pour l’État
Un programme « d’ajustement structurel »… a donc été mis en place, que les différents gouvernements, qui se sont succédés depuis 15 ans, se sont engagés à appliquer : privatisations, assainissement des finances publiques (y’a du boulot…), démantèlement des barrières douanières en vue de libéraliser le commerce et d’alléger le poids de la dette extérieure. La monarchie freinait, structurellement, ces reformes : un toilettage s’imposait. De référendum en nouvelles constitutions (qui « octroyaient » déjà, généreusement, la désignation d’une partie de la chambre des députés au bon vouloir du suffrage universel…) en passant par des élections locales « libres » (qui ont, entre autres, permis l’intégration des partis berbéristes au discours dominant.), on a abouti à cette grandiose apothéose : la tenue d’un scrutin législatif, un parlement entièrement élu au suffrage universel direct (comme chez les grands, ceux du « vieux continent », comme ils nous désignent si gentiment…)
« Historique », ont rabâché les autorités et les partis marocains. Résultat des courses : une attention tout juste polie de la part des électeurs-trices (abstentions et bulletins nuls atteignant le taux intéressant de 50 % de l’électorat ; tous les fonctionnaires se déplaçant, eux, par principe, pour que l’administration ne les fiche pas comme « rebel one »), un vote extrêmement « émietté », un parlement sans majorité sortante, et une opposition disqualifiée à long terme (depuis plusieurs années, elle cède point par point contre la seule promesse d’entrer au gouvernement…).
« Tout est permis, tout est ouvert » en a conclu Driss Basri, en annonçant les résultats. Dans la bouche de cet ambitieux et impitoyable ministre, la phrase est facilement traduisible en : « Bien joué, le terrain est libre, on leur a donné un hochet pour lequel ils vont s’entre-tuer, et pendant ce temps-là les mines de phosphate seront bien gardées ».
Concrètement, la « Koutla al Democratya » (opposition plutôt hétéroclite, plutôt de « gauche », dont font partie l’USFP (Union socialiste des forces populaires — parti « héritier » de celui fondé par Ben Barka et qui est arrivé en tête de ces élections) et l’Istiqlal (« indépendance ». Vieux parti nationaliste « droite sociale », l’OADP (« gauche » et le PPS, ex-parti communiste.) obtient 102 sièges sur les 325 à pourvoir, le « centre » (qui, comme partout, se vendra au plus offrant) obtient 97 sièges, et l’« entente », autour d’Ahmed Osmane, ancien premier ministre et pote d’Hassan, une centaine de sièges également. Toutes les conditions sont donc bien réunies pour que la joyeuse valse des alliances se mette en place et bouffe la totalité des énergies militantes qui survivaient peut-être encore dans ces partis…
Il faut savoir que ces élections se sont en fait passées dans un « brouillard idéologique » qui a fait fuir la plus grande partie de l’électorat potentiel.
Une des explications à ce désintéressement tient peut-être à un léger détail : les différents partis n’ont pas estimé devoir anticiper sur leur mandat futur, et n’ont donc présenté aucun programme…
Cela fait gag, tellement gag que même la presse nationale (entièrement libre pour peu qu’elle ne remette en cause ni le régime, ni « le descendant du glorieux trône Allaouite », ni la famille royale, ni la « Marocanité » du Sahara occidental, ni…) s’en est émue, dans un style que les connaisseurs apprécieront : « Depuis plusieurs mois l’interpellation fuse de partout, à l’adresse des différents partis afin qu’ils lèvent enfin le voile sur leurs intentions […] Avec l’apparition de l’hypothèse de l’alternance, idée aussi nouvelle que celle de programme, une problématique nouvelle est apparue : l’alternance, pour quoi faire ? […] Comme à l’occasion des élections communales de juin 1997, les électeurs ont perdu tout sens de l’orientation, car au plan des généralités, tout le monde a dit la même chose. » (Khalid Naciri, « Al Bayane » du 21 octobre).
Pressés par quelques journalistes, les politiques ont d’abord lâché une grande révélation : leurs emblèmes… Ils ont longuement rempli les journaux, une bonne semaine, avec leurs commentaires sur le choix de la rose (et oui…), de l’orange, du palmier, de la balance, du rameau d’olivier…
« C’est quand même un signe ! » titrait désespérément le Libération marocain du 16 octobre. Puis l’aveu est devenu public, « on ne peut rien sortir d’écrit, on a peur de se faire voler nos idées… » (Yoyo au pays des palmiers…). Quelques textes, extrêmement généraux, sont enfin sortis, mais plus personne ne s’y intéressait…
L’identité socialiste serait-elle l’art du compromis ?
Le vide total, quant à la signification politique de ces élections, était donc déjà bien perçu par la base électorale, ce qui rend d’autant plus douteux le laborieux enthousiasme des journalistes occidentaux parlant de « transition historique vers la modernité ». Même Le Monde Diplomatique, journal fort sérieux et fort bien informé, « conscience de gauche » des déçus du socialisme… Même ce respectable journal, donc, parlait en juin 1997 d’un Maroc « prêt pour l’alternance », « d’étape importante vers la démocratisation », et reprenait, de confiance, les discours d’A. Youssoufi (USFP) : « nous refusons la politique du pire, le pays a déjà perdu 4 ans […] Nous avons payé le prix de nos idées et nous n’avons pas dévié de notre ligne. » Ben voyons.
En 1993, lors des législatives « partielles », les élections avaient été largement bidouillées, sans que Basri, ministre de l’Intérieur ne se donne même la peine de le faire trop en finesse… Hurlements de l’opposition qui réclame son départ. Exil momentané du leader de l’USFP, Youssoufi. Sa majesté propose alors à l’opposition d’entrer au gouvernement, se réservant juste le droit de désigner lui-même les ministres de l’Interieur, de la Justice et des Affaires étrangères ! Youssoufi a fort bien fait de s’éloigner pendant un an et demi, le roi ayant, semble-t-il, piqué une grosse colère après le refus de son offre généreuse par l’opposition…
Mais aujourd’hui, lasse de tirer la langue en vain devant les cabinets ministériels, l’USFP avale, sans trop de mal, les élections encore et toujours truquées, et, fidèle à son actuelle « stratégie de la participation », s’apprête à nouer des alliances avec qui voudra contre un strapontin. À part ça, ils n’ont « pas dévié de leur ligne »… Décidément, la rose peut sentir la compromission même de l’autre côté de la Méditerrannée…
Une autre chambre, (dite chambre haute), ou « chambre des conseillers », sera élue, elle, par les « grands électeurs », le 5 décembre prochain. La bonne majorité de ces « grands électeurs » sont proches des « partis de l’administration »… Qui fera partie du prochain gouvernement ? Combien de technocrates aux dents longues, petits Madelin arabes, combien de nouveaux Oufkir et… combien de socialistes implorants ? Quelles seront les prérogatives exactes de ces deux chambres ? Eh bien… le roi va décider. Il a déjà déclaré qu’il était résolu à « prendre son temps ». Le temps, on peut s’en douter, que les différents partis s’écrasent bien proprement devant le souverain chérifien. En décembre 1998, selon toute probabilité, le référendum d’autodétermination au Sahara occidental devrait voir l’union sacrée des sujets marocain(e)s…
Ils ont voté et puis après…
Aujourd’hui, Driss Basri peut prétendre que le Maroc est au « top niveau » de la démocratie et personne ne se marre…
Aujourd’hui comme hier les campagnes sont laissées à l’abandon et plongent dans la misère noire à la moindre catastrophe naturelle (cf. la grande sécheresse de 1995).
Aujourd’hui comme hier les petites filles fabriquent de jolis tapis à touristes dans les usines de Casa et d’ailleurs.
Aujourd’hui comme hier les prisons sont un no man’s land où la torture est de règle.
Aujourd’hui comme hier, plus de 50 % des enfants de familles pauvres (dont une grande majorité de filles) sont analphabètes.
Aujourd’hui plus qu’hier, puisque les islamistes ont conquis 9 sièges, l’ordre moral s’impose et les femmes se promènent de moins en moins librement dans les rues des villes : le port du voile, peu répandu dans les grandes villes il n’y a encore qu’une dizaine d’années, s’inscrit de plus en plus dans les mentalités (C’est moi ou l’islamisme au pouvoir, sous-entend d’ailleurs Hassan aux démocraties qui voudraient lui donner des leçons de civisme…)
Aujourd’hui comme hier, les Marocain(e)s sont à l’écoute des seules vraies nouvelles pouvant modifier leur quotidien : les infos sur l’état de santé du roi…
Aujourd’hui comme hier, les riches s’enrichissent (l’argent des privatisations, entre autres, est très volatil) et les pauvres désespèrent.
Aujourd’hui comme hier, la police est omniprésente et extrêmement bien renseignée…
Aujourd’hui comme hier, les dirigeants politiques français (Chirac, Fabius, Pasqua, Rocard, et tant d’autres…) se font offrir des séjour à la Mamounia (hôtel de très grand luxe à Marrakech).
Aujourd’hui comme hier, la démocratie Hassanienne se porte bien.
Maude