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Théâtre

« L’Homme qui… »

Le jeudi 4 décembre 1997.

Hier soir, j’étais au théâtre… En fait non. Je viens d’écrire un gros mensonge : hier soir, j’étais chez moi, feuilletant un magazine, et j’y ai appris la reprise de L’Homme qui…, adaptation scénique de Peter Brook d’après le livre du neurologue Olivier Sacks. Comme quoi il y a parfois de bonnes nouvelles dans les magazines : L’Homme qui… est un des spectacles les plus marquants parmi ceux que j’ai pu voir ces cinq dernières années.

Le thème est pourtant peu engageant : il s’agit de descriptions objectives de pathologies cérébrales. De vraies saletés, qui peuvent vous priver de mémoire immédiate, vous interdire de reconnaître la mer tout en étant capable d’en décrire minutieusement une photo, vous faire ignorer la moitié gauche de votre propre corps, vous faire prendre votre femme pour un chapeau (c’est le titre de l’ouvrage de Sacks)…

L’adaptation présente une succession de consultations médicales. Médecins factuels, presque muets, hésitant entre la froide déclinaison des symptômes et le constat d’impuissance permanent. Malades vivant ce que, faute de mieux, on nommera leur handicap. Aucun effet spécial, voir ces individus d’apparence « normale » vivre dans un univers qui vous est indéchiffrable est en soi un ressort dramatique très efficace : essayez de vous imaginer capable de marcher, de tenir un verre d’eau, mais pas les deux simultanément !

Dans un tel contexte, il est en effet inutile d’en rajouter et les acteurs, qui s’échangent les rôles du médecin et du patient d’un sketch à l’autre, sont d’autant plus crédibles qu’ils sont sobres. Il faut quand même souligner un passage d’anthologie : le dyslexique profond (joué avec virtuosité par Bénichou) qui explique, dans un langage évidemment incompréhensible, les progrès qu’il croit avoir réalisé depuis sa dernière consultation ; réécoutant ensuite son propre discours (enregistré par le médecin), il réalise qu’il en est désespérément au même point, et exprime alors, toujours dans le même sabir, sa détresse et son découragement. Le spectateur, médusé, comprend tout cela sans comprendre un mot. Je vous passe l’analyse lexico-psychologique : l’effet est saisissant, et le traumatisme durable. Trois ans après, cette scène me saute toujours aussi violemment à la gueule chaque fois que j’entends parler de Bénichou, de Brook, ou de L’Homme qui…. Elle justifie, à elle seule, le billet d’entrée.

COQ’S


Au théâtre des Bouffes du Nord à Paris, jusqu’au 31 décembre.