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La vache folle parle…

Colère animale

Le lundi 7 juillet 1997.

Une vache folle affrontait l’humanité.
— Quel est ton nom, dit l’homme ? — Il est prospérité,
Répondit l’animal. Oui, prenons l’origine,
J’étais de la richesse une sacrée vitrine,
Tout ce qui était généreux portait mon nom ;
Dans le ciel étoilé coulait mon lait fécond ;
Le peuple se servait de moi comme monnaie :
Avant qu’on ne sème l’argent comme l’ivraie,
On réclamait son dû en têtes de bétail
Et l’on m’utilisait pour payer un travail.
Le lait ? Je ne vais pas vous en faire un fromage,
Je vous l’ai dit : c’est l’abondance d’âge en âge.
Il est le symbole de la fécondité,
Il est le mystère de la fertilité,
Le seul aliment complet naturel (J’évoque
La qualité maintenue pendant les époques
Qui ont précédé ce siècle empoisonneur,
Tous les siècles l’ont respecté avec ferveur,
Tous, sauf le vôtre !) Le lait, ce sont des glucides,
Des lipides, des minéraux, des protéides,
Des vitamines — toute cette richesse et
Toute cette douceur, toute cette beauté :
La blancheur idéal, teint de seins, bain de fesses
Qui coule pour toujours en fleuve de caresses…
Le lait — mais arrêtons d’évoquer vos émois… —
Eh bien, le fournisseur fêté : c’était moi !
 
Mon nom est prospérité, continua la vache.
Rien n’est trop heureux pour favoriser ma tâche ;
Rien n’est trop beau, trop bon pour remplir mes besoins ;
L’usage recommande pour moi les plus grands soins
(On ne peut apporter le meilleur de soi-même
Que lorsque la personne qui reçoit vous aime) ;
Il est démontré qu’à l’ombre je dépéris
(Visitez les prisons aujourd’hui où je vis !) ;
Ma nourriture doit être — loi intangible ! —
La meilleure et la plus abondante possible.
J’aime beaucoup, moi, les jeunes pousses d’ajoncs,
Les feuilles d’arbres, de vignes et de scions…
J’aime au matin l’été dans les verts pâturages
Et pour la saison froide un abondant fourrage…
(« Mais évitez la poussière et la saleté
Et — je souligne — tout aliment altéré. »
Voilà ce que disait n’importe quel ouvrage
Qui donnait des conseils pour un bon élevage…)
Ma valeur tient à mon alimentation,
Au temps que je m’offre pour ma digestion,
Au plaisir que je prends à brouter l’herbe fraîche
Que fauche en faisceau ma langue lascive et rêche…
J’ai besoin d’herbe drue pour mes dents agacer,
Une herbe verte dont je n’ai jamais assez,
Faite de graminées et de légumineuses
Que mâche lentement ma bouche paresseuse.
 
La vache s’arrêta et rêva un moment…
On aurait dit qu’elle ressuçait ses aliments ;
On voyait passer dans son gros regard l’herbage
Sacré de luzerne et de chicorée sauvage…
Elle fixait les humains d’un œil doux et naïf
Comme si elle avait fumé un kilo de kif ;
Un grand œil incroyable aux cils de demoiselle,
Un œil humide, uni… Qui soudain se rebelle :
— Grosse vache, dites-vous, quand vos femmes sont
Molles, paressent, prennent des proportions
Qui vous font craindre de ne pouvoir faire face
À l’appel du désir sur autant de surface.
Enfants, regardez-moi, regardez la beauté
Que m’accordent les dieux de votre Antiquité
Et leurs métamorphoses pour baiser les mortelles ;
Regardez comme ma robe est luisante et belle,
Douce et moelleuse ma peau et fin le duvet
Qui recouvre ma hanche blanche et mon jarret ;
Regardez sur mon ventre veiné, combien fines
Sont pour vos doigts mes mamelles et mes tétines.
Cessez de me confondre avec vos duretés.
De crier « Mort aux vaches » en voulant butter
Ceux dont la carrière est la violence et la haine.
Cessez de me fourguer la chose trop humaine :
« La vieille vache ! Quelle vache, ce patron !
Une vraie peau de vache, une vache de con ! »
Vous mettez sur mon dos tant de saloperies !
Vous durcissez la moindre des plaisanteries !
Mon nom rend tout méchant, mauvais, même l’amour ;
Vous m’avez mis plein de sévérité autour.
La vache respira après cette tirade,
Regarda les hommes, puis leur dit : — Camarades !
Mon nom est prospérité, on l’a salopé.
Parlons, vous voulez bien, sans animosité.
Qu’est-ce qui se passe avec ces foutues combines ?
Veut-on l’extinction de la race bovine ?
Qu’est-ce qui vous prend de mettre sur le marché
— Je m’adresse aux marchands au profit attachés ! —
Des farines de mort, de dégénérescence
Qui tout à coup échappent à votre science ?
Quelle idée de prendre des cadavres pour nourrir
Des vivants ? Mais enfin, vous saviez que mourir
Implique, outre le devoir de pourriture,
Un lien obscur avec les lois de la nature.
Vous décidez pour des histoires de gros sous
Que tous les animaux deviendront des garous !
Vous voulez qu’on soit nécrophage sans vergogne
Et parce qu’on est vache on bouffe des charognes ?
Voyez le résultat ! Des fabrications
Dont les agents nocifs se nomment des prions !
(Entre nous, un nom pareil pousse à la méfiance,
Comme tout ce qui touche à l’aveugle croyance…
Vous vous rappelez le grand corrupteur romain ?
Vous vous rappelez le nuit et brouillard humain
Qu’il imposa longtemps au nom de la prière ?
L’ignoble vermine qui traqua les lumières
D’un pouvoir né dans le sang, scellé par le sang,
Agrandi par le sang, aujourd’hui renaissant…)
Je m’égare… Revenons aux prions ! La belle
Maladie que voici offerte à nos cervelles :
Temblement, paralysie, démence ! C’est tout
À fait ce que les Fore appelaient kuru
Quand ils bouffaient leurs morts en Nouvelle-Guinée.
Merci pour la grâce que vous m’avez donnée.
 
Oh ! cruelle nature, arrête au plus tôt
Les méfaits tout azimut de ces zigotos
Qui s’imaginant être le nombril du monde
Ont partout dans le monde une conduite immonde !
Peux-tu éliminer ces animaux pervers
Et tarés qui mettent en péril l’univers ?
Nature, il est temps ! À toi d’évincer l’engeance
Qui inflige autour d’eux tant et tant de souffrances.
Tant d’atrocités commis sur d’autres vivants,
Tant de corps tordus, sanglés, torturés, en sang,
Tant de chair abîmée dans les laboratoires,
Tant de tourments gratuits et sans échappatoire.
Animaux cuits, brûlés vifs, creusés aux laser,
Enfumés, écorchés, éventrés, en enfer
Dans des appareils de contention et des barres
D’acier qu’on enfonce dans les yeux — oh, barbares !
Qui perforent l’oreille, écrasent le palais.
Des millions d’animaux traités en objets.
Que de mépris, mon dieu, avec leurs lois divines
Qui nous ont rabaissés au niveau des machines.
Comment peut-on avoir cette inhumanité ?
Comment peut-on nous voir sans sensibilité ?
Pourquoi nos nerfs à nu ne seraient pas sensibles ?
Pourquoi les coups reçus ne seraient pas pénibles ?
Le malheur qu’on nous donne est pour nous un malheur ;
Nous avons faim, nous avons froid, nous avons peur ;
Nous rencontrons comme eux fatigue et maladie ;
Mais en quoi aurions-nous moins de droit dans la vie ?
En quoi notre existence aurait moins de beauté ?
Aurait moins de valeur, moins de nécessité ?
Mais comment peuvent-ils ces penseurs et ces maîtres
Croire qu’il soit pour nous moins important de naître ?
Et qu’à la fin nous n’avons pas le même sort ?
Comme si leur mort à eux n’était pas notre mort !
Oh ! nature cruelle il est temps que s’arrêtent
Les jeux et les combats qui servent à leurs fêtes ;
La chasse, la pêche et tous ces amusements
Qui occasionnent pour nous les pires tourments.
Folie, folie, folie des affaires humaines !
 
La vache frissonnait et n’avait pas de haine.
Elle se savait seule encore sur ce chemin haut
Qui fusionne ensemble minéraux, végétaux
Et animaux… compréhension profonde !
Ô toi connivence qui fait du Tout un monde
Unique sous tous ses aspects avec, au bout,
La mort. Elle savait… (Ça peut paraître fou
Cet échange sensible, permanent, informe,
Fait de respect mutuel entre toutes formes…
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté…
Cette correspondance que dit Baudelaire,
Que les poètes voient de leurs yeux ordinaires.)
Elle savait : là est l’avenir de l’esprit
Et, sans doute, si la nature a bien compris
Qu’il faut détruire l’homme avant qu’il la détruise,
C’est la seule issue où la vie nous conduise,
Le seul avenir possible… Nécessité
Qui porte le beau nom de solidarité…
Mais elle gardait ces pensées pour elle seule.
Il y a un moment que la bête dégueule
L’homme qui en passant la regarde du train.
Celle-ci ne voulait pas montrer son dédain.
Elle reprit :
— Hélas, hommes, race maudite,
En repensant à tout le mal que vous nous fites,
J’en étais venue à oublier l’objet de mon discours,
J’en étais arrivée à réclamer sans recours
Que la nature vous fasse disparaître,
Car tant que vous êtes là à quoi bon naître ?
Or il y a parmi vous ces exceptions,
Poètes, rêveurs dont la compréhension
Font que c’est mon devoir de prendre la parole
Pour tenter de contrer l’hystérie agricole.
Il y a parmi vous des montreurs d’horizon.
Il y a parmi vous des gens pour qui moutons,
Veaux vaches cochons valent mieux que leurs semblables,
Qui pensent l’animal plus vrai, plus estimable ;
Alors je m’adresse à vous, frères, sauvez-nous !
Car la mort de la vache est votre mort à vous.
Ne laissez-plus les culs-terreux et leurs cultures
Saccager la vie animale et la nature.
Vous pouvez surveiller l’usage des engrais
Qui sont pour toute notre planète mauvais,
Dangereux, une sorte de lente asphixie
De la terre et de l’eau et de toute vie.
Vous pouvez empêcher d’épandre les lisiers
(Ces Bretons qui, jouant à l’apprenti-sourcier,
Gorgent de nitrates les nappes phréatiques,
Étouffent la mer sous des algues maléfiques),
Vous pouvez dénoncer l’intérêt financier
(Ceux qui de nos déchets font usage grossier
S’il vous plaît, il est encore temps de le faire :
Contrôlez l’industrie agro-alimentaire
Qui utilise les abats, le sang, les os
Les plumes… pour empoisonner le populo),
Vous pouvez refuser qu’on produise à outrance ;
Que le progrès pour la santé soit des nuisances,
Pour l’environnement l’agent avilisseur ;
Qu’on produise pour demain de nouvelles peurs ;
Qu’on fabrique, hélas, ces farines animales
Qui désormais pour nous résument le scandale
(Des déchets le stockage encombre l’univers
Des tas d’ordures pourrissent à ciel ouvert
Il est temps de tirer la sonnette d’alarme !)
Vous devez aux paysans opposer vos armes,
Vous devez arrêter leur saccage aujourd’hui,
Boycotter leurs lobbies, leurs pouvoirs, leurs produits
Et ne plus accepter leur continuel chantage
Qui fait que pour toujours produire davantage
IIs multiplient les endettements, les emprunts,
Les aides… (Le temps leur est toujours opportun !)
Chacun devrait payer sous prétexte d’Europe
Leur grand aveuglement dans tout ce qu’ils salopent,
Leurs mauvais choix, leurs fautes de dicernement,
Leur course folle et sans limite au rendement
Qui se traduit dans un gaspillage chronique,
L’encombrement des entrepôts frigorifiques.
Comme s’il s’agissait de payer payer payer
Pour le plus grand confort de ces racle-deniers
Confortés qu’ils sont par des dirigeants cyniques
Et par la lâcheté des hommes politiques…
 
À ce moment précis, la pensée et les mots,
Tout se bousculait. Trop. Trop. Il y avait trop
À dire sur ce comportement égoïste
Du monde rural, dur, sans cœur, opportuniste…
La vache nerveuse suspendait son discours
Comme si ici la raison n’avait plus cours.
Elle avait la vision dans son regard vide
De ces cruautés, de ces violences stupides ;
Sur les routes où comme protestation
Ces gens brûlaient vifs des bêtes dans des camions,
Incendiaient une viande étant sa propre viande ;
Trouvaient juste, dans les villes, que se répandent
Des légumes, des fruits, des tonnes d’aliments
Quand meurt de faim partout le peuple des vivants.
La vache s’attardait sur ces ignominies,
S’arrêtait sur certains gestes de barbarie,
Ici et là, dans les marchés, les abattoirs
Mais à quoi bon qu’elle ressasse ce savoir,
Quel pouvoir avait-elle en cette tragédie,
Et sur ces millions d’être que l’on sacrifie,
Et ce sont les plus doux de ce monde si noir,
Et vous savez que vivre est un fil de rasoir ,
À quoi bon évoquer la douleur infinie ?
Quel pouvoir avait-elle en cette comédie ?
Elle avait accepter d’entrer dans ce parloir
Non pour faire la morale ou pour émouvoir,
Elle venait protester contre une maladie
Qui était née de mentalités, de manies
D’hommes enfantins qui se faisaient un devoir
De changer une terre fertile en mouroir.
« Ce qui gâte l’humain, pensait la pastorale
C’est sa mentalité… sa mentalité sale…
Car l’humain ne se contente pas seulement
De s’inscrire dans la chaîne des aliments
Tourmenter, tuer, manger, c’est dans la nature
Quiconque se nourrit servira de nourriture…
L’homme non content de cette nécessité
Ajoute pour tromper son ennui la cruauté.
Pour lui, la mort devient façon de se distraire.
Exterminer un autre est un jeu ordinaire,
Une mouche, un escargot , un taureau, un ver…
Il s’imagine posséder tout l’univers…
Rien ne lui semble plus que son destin insigne…
Mais le ver qui le bouffe est mille fois plus digne ! »
 
À ce stade, la vache eut des démangeaisons ;
Il lui semblait qu’elle allait perdre la raison ;
L’animal trembla, puis fit un effort énorme
Pour que son encéphalopathie spongiforme
Ne submerge pas son processus cérébral.
Elle s’efforçait encor de contenir le mal
Pour aller jusqu’au bout de son bovin délire,
Et sa nervosité précipitait son dire :
— Oh, je vous en supplie, reprit-elle en tremblant,
Sauvez-nous, sauvez-vous, il est encor temps
D’échapper aux tripatouillages transgéniques
Qui couvent des mutations pathologiques.
Ne laissez plus les savants vous gouverner
Ne laissez plus les industriels vous berner
Et surtout prenez notre défense…
 
La vache
Vit brusquement — comme un ballon qui se détache —
S’échapper les mots qui s’étaient précipités.
C’était comme si elle ne pouvait plus débiter
Ses pensées… Comme un premier signe d’aphasie
Annonce l’inévitable paralysie…
Alors n’ayant pas encor terminé sa tâche,
Elle tira la langue pour que l’homme sache
Qu’elle prenait seulement un instant de repos.

Jacques Vallet