Une vache folle affrontait l’humanité.— Quel est ton nom, dit l’homme ? — Il est prospérité,Répondit l’animal. Oui, prenons l’origine,J’étais de la richesse une sacrée vitrine,Tout ce qui était généreux portait mon nom ;Dans le ciel étoilé coulait mon lait fécond ;Le peuple se servait de moi comme monnaie :Avant qu’on ne sème l’argent comme l’ivraie,On réclamait son dû en têtes de bétailEt l’on m’utilisait pour payer un travail.Le lait ? Je ne vais pas vous en faire un fromage,Je vous l’ai dit : c’est l’abondance d’âge en âge.Il est le symbole de la fécondité,Il est le mystère de la fertilité,Le seul aliment complet naturel (J’évoqueLa qualité maintenue pendant les époquesQui ont précédé ce siècle empoisonneur,Tous les siècles l’ont respecté avec ferveur,Tous, sauf le vôtre !) Le lait, ce sont des glucides,Des lipides, des minéraux, des protéides,Des vitamines — toute cette richesse etToute cette douceur, toute cette beauté :La blancheur idéal, teint de seins, bain de fessesQui coule pour toujours en fleuve de caresses…Le lait — mais arrêtons d’évoquer vos émois… —Eh bien, le fournisseur fêté : c’était moi !Mon nom est prospérité, continua la vache.Rien n’est trop heureux pour favoriser ma tâche ;Rien n’est trop beau, trop bon pour remplir mes besoins ;L’usage recommande pour moi les plus grands soins(On ne peut apporter le meilleur de soi-mêmeQue lorsque la personne qui reçoit vous aime) ;Il est démontré qu’à l’ombre je dépéris(Visitez les prisons aujourd’hui où je vis !) ;Ma nourriture doit être — loi intangible ! —La meilleure et la plus abondante possible.J’aime beaucoup, moi, les jeunes pousses d’ajoncs,Les feuilles d’arbres, de vignes et de scions…J’aime au matin l’été dans les verts pâturagesEt pour la saison froide un abondant fourrage…(« Mais évitez la poussière et la saletéEt — je souligne — tout aliment altéré. »Voilà ce que disait n’importe quel ouvrageQui donnait des conseils pour un bon élevage…)Ma valeur tient à mon alimentation,Au temps que je m’offre pour ma digestion,Au plaisir que je prends à brouter l’herbe fraîcheQue fauche en faisceau ma langue lascive et rêche…J’ai besoin d’herbe drue pour mes dents agacer,Une herbe verte dont je n’ai jamais assez,Faite de graminées et de légumineusesQue mâche lentement ma bouche paresseuse.La vache s’arrêta et rêva un moment…On aurait dit qu’elle ressuçait ses aliments ;On voyait passer dans son gros regard l’herbageSacré de luzerne et de chicorée sauvage…Elle fixait les humains d’un œil doux et naïfComme si elle avait fumé un kilo de kif ;Un grand œil incroyable aux cils de demoiselle,Un œil humide, uni… Qui soudain se rebelle :— Grosse vache, dites-vous, quand vos femmes sontMolles, paressent, prennent des proportionsQui vous font craindre de ne pouvoir faire faceÀ l’appel du désir sur autant de surface.Enfants, regardez-moi, regardez la beautéQue m’accordent les dieux de votre AntiquitéEt leurs métamorphoses pour baiser les mortelles ;Regardez comme ma robe est luisante et belle,Douce et moelleuse ma peau et fin le duvetQui recouvre ma hanche blanche et mon jarret ;Regardez sur mon ventre veiné, combien finesSont pour vos doigts mes mamelles et mes tétines.Cessez de me confondre avec vos duretés.De crier « Mort aux vaches » en voulant butterCeux dont la carrière est la violence et la haine.Cessez de me fourguer la chose trop humaine :« La vieille vache ! Quelle vache, ce patron !Une vraie peau de vache, une vache de con ! »Vous mettez sur mon dos tant de saloperies !Vous durcissez la moindre des plaisanteries !Mon nom rend tout méchant, mauvais, même l’amour ;Vous m’avez mis plein de sévérité autour.La vache respira après cette tirade,Regarda les hommes, puis leur dit : — Camarades !Mon nom est prospérité, on l’a salopé.Parlons, vous voulez bien, sans animosité.Qu’est-ce qui se passe avec ces foutues combines ?Veut-on l’extinction de la race bovine ?Qu’est-ce qui vous prend de mettre sur le marché— Je m’adresse aux marchands au profit attachés ! —Des farines de mort, de dégénérescenceQui tout à coup échappent à votre science ?Quelle idée de prendre des cadavres pour nourrirDes vivants ? Mais enfin, vous saviez que mourirImplique, outre le devoir de pourriture,Un lien obscur avec les lois de la nature.Vous décidez pour des histoires de gros sousQue tous les animaux deviendront des garous !Vous voulez qu’on soit nécrophage sans vergogneEt parce qu’on est vache on bouffe des charognes ?Voyez le résultat ! Des fabricationsDont les agents nocifs se nomment des prions !(Entre nous, un nom pareil pousse à la méfiance,Comme tout ce qui touche à l’aveugle croyance…Vous vous rappelez le grand corrupteur romain ?Vous vous rappelez le nuit et brouillard humainQu’il imposa longtemps au nom de la prière ?L’ignoble vermine qui traqua les lumièresD’un pouvoir né dans le sang, scellé par le sang,Agrandi par le sang, aujourd’hui renaissant…)Je m’égare… Revenons aux prions ! La belleMaladie que voici offerte à nos cervelles :Temblement, paralysie, démence ! C’est toutÀ fait ce que les Fore appelaient kuruQuand ils bouffaient leurs morts en Nouvelle-Guinée.Merci pour la grâce que vous m’avez donnée.Oh ! cruelle nature, arrête au plus tôtLes méfaits tout azimut de ces zigotosQui s’imaginant être le nombril du mondeOnt partout dans le monde une conduite immonde !Peux-tu éliminer ces animaux perversEt tarés qui mettent en péril l’univers ?Nature, il est temps ! À toi d’évincer l’engeanceQui inflige autour d’eux tant et tant de souffrances.Tant d’atrocités commis sur d’autres vivants,Tant de corps tordus, sanglés, torturés, en sang,Tant de chair abîmée dans les laboratoires,Tant de tourments gratuits et sans échappatoire.Animaux cuits, brûlés vifs, creusés aux laser,Enfumés, écorchés, éventrés, en enferDans des appareils de contention et des barresD’acier qu’on enfonce dans les yeux — oh, barbares !Qui perforent l’oreille, écrasent le palais.Des millions d’animaux traités en objets.Que de mépris, mon dieu, avec leurs lois divinesQui nous ont rabaissés au niveau des machines.Comment peut-on avoir cette inhumanité ?Comment peut-on nous voir sans sensibilité ?Pourquoi nos nerfs à nu ne seraient pas sensibles ?Pourquoi les coups reçus ne seraient pas pénibles ?Le malheur qu’on nous donne est pour nous un malheur ;Nous avons faim, nous avons froid, nous avons peur ;Nous rencontrons comme eux fatigue et maladie ;Mais en quoi aurions-nous moins de droit dans la vie ?En quoi notre existence aurait moins de beauté ?Aurait moins de valeur, moins de nécessité ?Mais comment peuvent-ils ces penseurs et ces maîtresCroire qu’il soit pour nous moins important de naître ?Et qu’à la fin nous n’avons pas le même sort ?Comme si leur mort à eux n’était pas notre mort !Oh ! nature cruelle il est temps que s’arrêtentLes jeux et les combats qui servent à leurs fêtes ;La chasse, la pêche et tous ces amusementsQui occasionnent pour nous les pires tourments.Folie, folie, folie des affaires humaines !La vache frissonnait et n’avait pas de haine.Elle se savait seule encore sur ce chemin hautQui fusionne ensemble minéraux, végétauxEt animaux… compréhension profonde !Ô toi connivence qui fait du Tout un mondeUnique sous tous ses aspects avec, au bout,La mort. Elle savait… (Ça peut paraître fouCet échange sensible, permanent, informe,Fait de respect mutuel entre toutes formes…Dans une ténébreuse et profonde unité,Vaste comme la nuit et comme la clarté…Cette correspondance que dit Baudelaire,Que les poètes voient de leurs yeux ordinaires.)Elle savait : là est l’avenir de l’espritEt, sans doute, si la nature a bien comprisQu’il faut détruire l’homme avant qu’il la détruise,C’est la seule issue où la vie nous conduise,Le seul avenir possible… NécessitéQui porte le beau nom de solidarité…Mais elle gardait ces pensées pour elle seule.Il y a un moment que la bête dégueuleL’homme qui en passant la regarde du train.Celle-ci ne voulait pas montrer son dédain.Elle reprit :— Hélas, hommes, race maudite,En repensant à tout le mal que vous nous fites,J’en étais venue à oublier l’objet de mon discours,J’en étais arrivée à réclamer sans recoursQue la nature vous fasse disparaître,Car tant que vous êtes là à quoi bon naître ?Or il y a parmi vous ces exceptions,Poètes, rêveurs dont la compréhensionFont que c’est mon devoir de prendre la parolePour tenter de contrer l’hystérie agricole.Il y a parmi vous des montreurs d’horizon.Il y a parmi vous des gens pour qui moutons,Veaux vaches cochons valent mieux que leurs semblables,Qui pensent l’animal plus vrai, plus estimable ;Alors je m’adresse à vous, frères, sauvez-nous !Car la mort de la vache est votre mort à vous.Ne laissez-plus les culs-terreux et leurs culturesSaccager la vie animale et la nature.Vous pouvez surveiller l’usage des engraisQui sont pour toute notre planète mauvais,Dangereux, une sorte de lente asphixieDe la terre et de l’eau et de toute vie.Vous pouvez empêcher d’épandre les lisiers(Ces Bretons qui, jouant à l’apprenti-sourcier,Gorgent de nitrates les nappes phréatiques,Étouffent la mer sous des algues maléfiques),Vous pouvez dénoncer l’intérêt financier(Ceux qui de nos déchets font usage grossierS’il vous plaît, il est encore temps de le faire :Contrôlez l’industrie agro-alimentaireQui utilise les abats, le sang, les osLes plumes… pour empoisonner le populo),Vous pouvez refuser qu’on produise à outrance ;Que le progrès pour la santé soit des nuisances,Pour l’environnement l’agent avilisseur ;Qu’on produise pour demain de nouvelles peurs ;Qu’on fabrique, hélas, ces farines animalesQui désormais pour nous résument le scandale(Des déchets le stockage encombre l’universDes tas d’ordures pourrissent à ciel ouvertIl est temps de tirer la sonnette d’alarme !)Vous devez aux paysans opposer vos armes,Vous devez arrêter leur saccage aujourd’hui,Boycotter leurs lobbies, leurs pouvoirs, leurs produitsEt ne plus accepter leur continuel chantageQui fait que pour toujours produire davantageIIs multiplient les endettements, les emprunts,Les aides… (Le temps leur est toujours opportun !)Chacun devrait payer sous prétexte d’EuropeLeur grand aveuglement dans tout ce qu’ils salopent,Leurs mauvais choix, leurs fautes de dicernement,Leur course folle et sans limite au rendementQui se traduit dans un gaspillage chronique,L’encombrement des entrepôts frigorifiques.Comme s’il s’agissait de payer payer payerPour le plus grand confort de ces racle-deniersConfortés qu’ils sont par des dirigeants cyniquesEt par la lâcheté des hommes politiques…À ce moment précis, la pensée et les mots,Tout se bousculait. Trop. Trop. Il y avait tropÀ dire sur ce comportement égoïsteDu monde rural, dur, sans cœur, opportuniste…La vache nerveuse suspendait son discoursComme si ici la raison n’avait plus cours.Elle avait la vision dans son regard videDe ces cruautés, de ces violences stupides ;Sur les routes où comme protestationCes gens brûlaient vifs des bêtes dans des camions,Incendiaient une viande étant sa propre viande ;Trouvaient juste, dans les villes, que se répandentDes légumes, des fruits, des tonnes d’alimentsQuand meurt de faim partout le peuple des vivants.La vache s’attardait sur ces ignominies,S’arrêtait sur certains gestes de barbarie,Ici et là, dans les marchés, les abattoirsMais à quoi bon qu’elle ressasse ce savoir,Quel pouvoir avait-elle en cette tragédie,Et sur ces millions d’être que l’on sacrifie,Et ce sont les plus doux de ce monde si noir,Et vous savez que vivre est un fil de rasoir ,À quoi bon évoquer la douleur infinie ?Quel pouvoir avait-elle en cette comédie ?Elle avait accepter d’entrer dans ce parloirNon pour faire la morale ou pour émouvoir,Elle venait protester contre une maladieQui était née de mentalités, de maniesD’hommes enfantins qui se faisaient un devoirDe changer une terre fertile en mouroir.« Ce qui gâte l’humain, pensait la pastoraleC’est sa mentalité… sa mentalité sale…Car l’humain ne se contente pas seulementDe s’inscrire dans la chaîne des alimentsTourmenter, tuer, manger, c’est dans la natureQuiconque se nourrit servira de nourriture…L’homme non content de cette nécessitéAjoute pour tromper son ennui la cruauté.Pour lui, la mort devient façon de se distraire.Exterminer un autre est un jeu ordinaire,Une mouche, un escargot , un taureau, un ver…Il s’imagine posséder tout l’univers…Rien ne lui semble plus que son destin insigne…Mais le ver qui le bouffe est mille fois plus digne ! »À ce stade, la vache eut des démangeaisons ;Il lui semblait qu’elle allait perdre la raison ;L’animal trembla, puis fit un effort énormePour que son encéphalopathie spongiformeNe submerge pas son processus cérébral.Elle s’efforçait encor de contenir le malPour aller jusqu’au bout de son bovin délire,Et sa nervosité précipitait son dire :— Oh, je vous en supplie, reprit-elle en tremblant,Sauvez-nous, sauvez-vous, il est encor tempsD’échapper aux tripatouillages transgéniquesQui couvent des mutations pathologiques.Ne laissez plus les savants vous gouvernerNe laissez plus les industriels vous bernerEt surtout prenez notre défense…La vacheVit brusquement — comme un ballon qui se détache —S’échapper les mots qui s’étaient précipités.C’était comme si elle ne pouvait plus débiterSes pensées… Comme un premier signe d’aphasieAnnonce l’inévitable paralysie…Alors n’ayant pas encor terminé sa tâche,Elle tira la langue pour que l’homme sacheQu’elle prenait seulement un instant de repos.
Jacques Vallet