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Un Combat d’aujourd’hui

Le vendredi 8 août 1997.

Quand des centaines de milliers de personnes venues de toute l’Europe manifestèrent le 28 juin à Paris leur joie et leur fierté d’être, nous avions pour eux une sympathie certaine. Pourquoi en sera-t-il différemment quand d’autres milliers, venus du monde entier, viendront tenir deux mois plus tard leur « cathopride » ?…

S’il ne s’agissait que de voir se rassembler des jeunes gens soucieux de manifester leur fierté d’un commun attachement à une généreuse illusion ou à un folklore suranné, nous pourrions ne ressentir que bienveillante indifférence, condescendance polie, commisération navrée ou scepticisme rigolard en nous disant qu’après tout, s’ils aiment ça, grand bien leur fasse… Cependant, quand il s’agit de religions, les amants passionnés de la liberté que nous sommes ne peuvent que se sentir outrés de voir des individus soumettre leurs désirs, leurs projets, leurs aspirations, leur volonté — en un mot leur liberté — aux préceptes et aux commandements élaborés et imposés par des hiérarques aux nom d’une idole.

La bienveillante générosité que les anars éprouvent en général envers ceux qui pensent ou agissent différemment d’eux à condition qu’ils n’entament pas la liberté d’autrui fait ici place à une combativité radicale et déterminée. En effet, il s’agit bel et bien d’entamer la liberté d’autrui par le projet et la dynamique de la reconquête cléricale.

La stratégie de reconquête

C’est dès la cérémonie d’ouverture de son pontificat que Karol Wojtyla (plus connu sous son nom de scène de Jean-Paul II) déclare « N’ayez pas peur, ouvrez toutes grandes les portes au Christ » puis, précisant sa pensée « … si l’Europe ouvre à nouveau au Christ les portes des systèmes économiques et politiques, de la culture, de la civilisation et du développement… » Il lance à Compostelle, en décembre 1982, son projet de nouvelle évangélisation de l’Europe. La date butoir de ce projet est la célébration du « Grand Jubilé », 2 000e anniversaire de l’improbable naissance du prétendu fils d’un dieu inexistant ; toute la lettre apostolique du vaticinant du Vatican (alors qu’approche le troisième millénaire, novembre 1994) est une longue explicitation et programmation de ce projet. C’était déjà dans cette perspective de nouvelle évangélisation que le pontifiant pontife inscrivait son voyage précédent et toute la rhétorique d’un peuple français éternellement catholique par le baptême d’un chef de guerre (Cf. Monde libertaire, supplément été 1996).

Cette fois, ce sont les Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ) — qui se dérouleront du 14 au 18 août dans toute la France et du 18 au 24 à Paris — qui s’inscrivent dans ce projet de reconquête cléricale : « … [Les JMJ] s’insèrent dans la préparation directe du grand Jubilé de l’an 2000 commencée par une réflexion sur Jésus Christ, unique sauveur du monde, hier, aujourd’hui et à jamais »… « Dans la perspective du grand Jubilé, la première des trois années préparatoires est en cours. Son point culminant sera les JMJ » (JPII, janvier 97). De même : « … Les JMJ, pierre millénaire sur la route de la mission ecclésiale » (JPII aux évêques d’Île-de-France, avril 97) et la réponse des évêques : « La cohérence dans nos projets [ordonnés] selon le plan que Vous avez proposé pour les trois étapes préparatoires du Jubilé de l’an 2000 » (avril 97).

Dans une interview, Michel Dubost, évêque aux armées, responsable pour l’église catholique des JMJ déclare : « J’attends des JMJ du nouveau dans le domaine de la laïcité, je souhaite qu’on marche vers une laïcité plus ouverte… [et que]… la société renonce à privatiser le religieux » (« À l’écoute », avril 97). Rappelons que la laïcité est précisément le maintien, nous dirons même le confinement, du religieux dans le domaine de la vie privée, et que le cléricalisme se définit comme l’immixtion du clergé dans l’organisation de la vie publique et sociale. Michel Dubost montre ainsi qu’il a bien des « projets parfaitement cohérents selon le plan proposé » par son patron pour la préparation de cette reconquête cléricale : « Le Jubilé doit être un temps de conversion pour tous nos contemporains pour répondre aux attentes du monde. Ces intentions essentielles supposent le dialogue avec les divers courants de la société »… « faire pénétrer l’esprit évangélique dans l’ordre temporel. » (JPII, avril 97)

Les complices de la reconquête

Les maîtres de l’ordre temporel semblent grands ouverts à cette pénétration : si Alain Juppé a mis en place une mission interministérielle de préparation aux JMJ, sise dans les locaux mêmes de son ministère et dirigée par le général Morillon — alter ego civil et temporel de l’évêque aux armées — son successeur à Matignon maintient à ce jour l’existence de cette mission particulièrement antilaïque.

Monsieur Wojtyla ajoute « […] les initiatives prises à divers niveaux pour dépasser une lecture trop fragmentaire ou superficielle de la Bible sont à encourager » et, comme en écho, Dominique Ponnau, directeur de l’École du Louvre, donne une conférence relayée par le Journal officiel du Vatican (Ossevatore romano, mars 1997) sur le thème « Former à la dimension religieuse du patrimoine culturel : un devoir civique ». Après une introduction où ce directeur d’un établissement public parle de son « devoir d’homme, de Français, de chrétien », suit un long plaidoyer non pour un enseignement du contexte culturel des œuvres du passé mais pour un enseignement de leur contenu religieux où « souffle l’unique Esprit » qu’il conclut par : « on a pas le droit de couper le public de l’inspirateur de telles œuvres » ni de « la théologie chrétienne qui demeure toujours vivante. »

Toujours à propos des JMJ et du grand Jubilé, JPII ajoute : « […] et cela dans le sens du dialogue inter-religieux. » (avril 97) En ce domaine non plus la pénétration de l’ordre temporel ne semble pas manquer de vigueur : ainsi à Marseille où les responsables des différentes confessions animent, à l’initiative du maire, une structure inter-confessionnelle disposant d’un secrétariat en mairie, où l’université est à l’initiative d’autres structures du même type, où le patronat local réunit chefs d’entreprises, experts divers, juristes et représentants des religions catholique, protestante, juive et musulmane. Région PACA dont le président de la région apostolique rend compte au Vatican de ces expériences d’intégration (Ossevatore romano, mars 1997). Préoccupation pontificale qui fait également l’essentiel des propositions de l’association Réunir de l’actuel ministre de la santé Bernard Kouchner qui partage secrétariat et locaux avec la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix et Échanges et Projets, partisan de la doctrine sociale de l’église, tandis que Jean Delumeau, historien, académicien, membre de l’institut, professeur au Collège de France, bientôt chargé de la commémoration du quatrième centenaire de la proclamation de l’Édit de Nantes (reconnaissance de l’égalité de culte entre catholiques et protestants) déclare dans une conférence publique (Paris, avril 1997) que la laïcité moderne sera la cogestion de l’espace public par l’intercommunautarisme entre les différentes religions.

Coup de grâce donné à la laïcité déjà bien molestée, les « pèlerins » extra-européens bénéficieront, sans demande officielle et surtout sans certificat d’hébergement, d’un visa touristique contre une simple promesse sur l’honneur de retourner chez eux à l’issue des cérémonies. Pire, ces visas ne seront pas délivrés par les administrations habituellement compétentes (ambassades et consulats), mais laissés en blanc à la discrétion des évêques étrangers qui les délivreront eux-mêmes à qui bon leur semble. Verrions-nous des clubs de supporters, des associations gays, des fans-clubs ou des mouvements anarchistes du monde entier recevoir délégation pour délivrer des visas pour le mondial de foot, les prochaines gay prides, les concerts de Michael Jackson ou le congrès de l’IFA ? Nous ne feindrons pas de nous étonner de voir les autorités de cet État démocratique et laïque violer leur propre légalité mais nous nous indignons que ce recul tant attendu des lois Pasqua-Debré soit réservé aux seuls chrétiens qui viendrons participer à une étape de la reconquête cléricale.

Toute religion est liberticide et totalitaire et ce qu’écrivait Michel Bakounine en septembre 1870 est toujours aussi pertinent : « L’idée de dieu implique l’abdication de la raison et de la justice humaine, elle est la négation la plus décisive de l’humaine liberté et aboutit nécessairement à l’esclavage des hommes, tant en théorie qu’en pratique. » La laïcité et la liberté exigent toujours un anticléricalisme vigilant et pugnace et ces Journées Mondiales de la Jeunesse ne sont pas qu’une cathopride réactionnaire, dérisoire ou démodée mais un combat de plus entre les partisans du joug clérical et les hommes et femmes épris de liberté.

Jean
groupe Maurice Joyeux (Paris)