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Pour la réduction du temps de travail

Contre le projet Jospin

Le jeudi 8 janvier 1998.

Un des débats de la récente campagne électorale a porté sur les 35 heures. Jospin élu, ce projet sera porté devant l’Assemblée nationale en janvier. Que faut-il en penser ?

Les réactions

Peu de surprises : le petit patronat (SNPMI) est hystérique, le CNPF et son président E.-A. Seillière entament aussitôt une campagne nationale contre les 35 heures. La droite prépare une offensive parlementaire lorsque le texte de loi sera présenté en janvier au parlement. Seule exception : G. de Robien (UDF) qui estime que sa loi a préparé le terrain à Jospin, ce que Martine Aubry reconnait volontiers. Même s’il en dénonce des modalités (pour la forme ?), Robien est bien le trait d’union entre la droite et la gauche plurielle pour ce qui est de la réforme des 35 heures.

La gauche plurielle, justement, réagit mollement : pour le PCF, R. Hue a déclaré sur RTL le 2 décembre qu’il s’agissait là d’un « bon projet », « suffisamment hardi » ; les Verts jouent à « retiens-moi ou je fais un malheur » : comme pour les sans-papiers, ils resteront partenaires du PS tant qu’il y aura des strapontins à prendre.

Syndicalement, Notat défend ardemment le projet, justifiant même les pertes de salaires et fustigeant le CNPF parce qu’il ne verrait pas que la flexibilité demandée est présente dans ce projet de loi sur la RTT. Blondel pour FO annonce des surprises au gouvernement s’il déçoit les salariés sur les 35 heures, Viannet (CGT) se fait plutôt discret. Tout ce beau monde a « salué très positivement ce texte » selon Jean le Garrec (rapporteur PS) qui a reçu les « partenaires sociaux » le 10 décembre. Il n’y a guère que les remuants oppositionnels « CFDT en lutte » et SUD qui se soient démarqués clairement. Quant aux salariés, il suffit de questionner son entourage pour s’apercevoir que l’enthousiasme n’est pas là et qu’ils restent prudents : ils savent trop bien sans doute que rien, jamais, ne se fait sans contreparties et que la promesse des 35 heures payées 39 est un mensonge de plus.

RTT : attention danger !

À y bien regarder, ce projet, en fait, s’inscrit bien dans l’évolution globale du capitalisme et de la nécessité de précariser et de diviser le monde du travail pour mieux contrôler les coûts de production, donc les bénéfices et la pérennité du système.

En effet, l’alibi reste la lutte contre le chômage et le partage du temps de travail. Et si cette loi des 35 heures ne soulève pas d’oppositions dans le corps social, c’est que celui-ci a mauvaise conscience : on pourrait reprocher aux mauvaises têtes de ne pas être solidaires avec les chômeurs… Pourtant, qui peut croire que les patrons n’embaucheront pas les nouveaux travailleurs sous contrats précaires (CDD, temps partiels imposés) généralisant toujours plus la précarité ? Comment ne pas imaginer que le chantage sur les salaires sera total (baisse ou gel), puisque les accords pourront se négocier par branche et par entreprise ? Mais quelle est la situation d’un salarié dans les PME où il n’y a que rarement un contrepoids collectif (syndical ou autre) face à son employeur et qui aura pour charge de négocier la RTT ? Et avec quel recours puisque les centrales syndicales ont participé à l’élaboration et aux consultations préalables au projet de loi sur les 35 heures ? Bien sûr, nous devrons faire le même travail mais plus vite ! Dans le même temps, les salariés, anciens ou nouveaux, paieront par leurs impôts les primes au patronat : c’est le financement de la précarité par les concernés eux-mêmes !

Et là aussi, il y a de quoi être inquiet : car ces primes seront des remises sur les charges sociales patronales. Bien sûr, l’Etat a promis de rembourser les budgets sociaux ponctionnés mais tiendra-t-il sa promesse ? Autant dire que le trou de la Sécurité sociale risque de refaire parler de lui sous peu…

Tout change, mais rien ne change

Parallèlement à tout ce dispositif, le mode de calcul du SMIC va changer, les heures supplémentaires ne seront pas majorées pour les PME (au moins dans un premier temps), la différence entre des contrats à temps partiel (jusqu’à 32 heures hebdo) et la RTT à 35 heures risque d’être insignifiante en termes de revenus, mais pas pour nos employeurs qui vont préférer le temps partiel… Finalement, la dérégulation se renforce à tous les niveaux et avec l’accord tacite des syndicats et de l’État. Des syndicats qui, nous l’avons vu, se sont insérés dans l’élaboration de ce projet, et instrumentalisés par l’État, via le gouvernement Jospin. En réalité, faire-valoir sociaux, les centrales syndicales se font les complices de l’annualisation du temps de travail, mettant ainsi les travailleurs à la disposition des entreprises pour produire suivant les nécessités du marché : c’est la politique des « flux tendus » appliqués aux hommes et aux femmes qui travaillent ! Ils vont donc envoyer leur base appliquer sur le terrain ce que l’État et le patronat auront concocté : flexibilité pour tous, annualisation, précarité renforcée, baisse ou gel des salaires, représentation syndicale fantoche dans les PME… sous couvert de lutte contre le chômage !

Quant à l’État, il joue le rôle qui est le sien : il régule les différents marchés, dont celui du travail, au gré des nécessités du capitalisme . Aujourd’hui, celui-ci a besoin de relancer la consommation en continuant à influer sur les salaires (coûts de production) : l’État lui vient en aide. Après avoir étatisé les organismes sociaux, il les utilise pour subventionner par le biais de primes ou d’allocations diverses ce que le patronat n’a plus à payer. C’est ainsi qu’aujourd’hui la baisse du temps de travail est encouragée financièrement auprès des salariés, ce qui permet aux patrons de demander à leurs salariés de baisser leurs temps de travail sans perte de revenus : l’État y pourvoira ! En compensation, on embauchera sous contrat précaire, eux-mêmes encouragés par l’État : remises de 30 % de charges sur les contrats à temps partiel (16 à 32 heures hebdomadaires), primes sur les bas salaires… L’État permet au patronat de privatiser les bénéfices et de collectiviser les pertes et les investissements (coût du chômage, aides à l’embauche, à l’installation…)

Y a-t-il une riposte possible ?

On peut l’espérer, mais c’est peu probable sans la complicité de militants syndicaux et politiques conscients des enjeux et la combativité des gens. Car la sensation d’éparpillement et de différence de statut va jouer à fond : les fonctionnaires sont exclus de l’accord [1] sur les 35 heures, le privé pourra l’appliquer en 2000 et en 2002 voire plus tard même… Ce qui va induire une véritable différenciation des situations à travers le temps travaillé. Si l’on ajoute à cela la masse grandissante des travailleurs qui travaillent à temps partiel [2] choisi… par le patronat, plus les emplois-jeunes, les CES, les sans-emplois, etc. il y a peu de chances de voir un mouvement d’ensemble se dessiner pour s’opposer à l’arnaque du projet Jospin-Aubry. De toute façon, il serait stupide de se prononcer « contre les 35 heures » : ce qui peut s’arracher au travail salarié est toujours bon à prendre ! Nuançons : nous devons nous opposer aux conditions générales d’application de la RTT.

Toute riposte doit donc commencer par un effort de compréhension et d’information sur le projet des 35 heures et ce qu’il sous-tend. Notre première bataille est donc idéologique. Puis nous devrons intervenir partout où c’est possible, dans et surtout en dehors des entreprises : les syndicats ne nous feront pas de cadeaux et les sans-emplois sont aussi concernés par la RTT. que ceux qui travaillent.

D’un point de vue pragmatique, les actions en faveur d’une RTT sans baisse de salaire et avec embauches stables et non précarisées devraient être encouragées et soutenues. Il faut aussi mettre à l’ordre du jour la nécessité d’assurer à tous, que l’on travaille ou non, la satisfaction des besoins. Ne parlons plus de « partage du travail » mais bien de « partage des richesses », celles que nous produisons tous les jours, celles qui sont amassées par les capitalistes et les États pour leur propre profit. D’un point de vue programmatique, notre démarche doit forcément s’inscrire dans la lutte pour l’abolition du capitalisme et de son corollaire naturel, la précarité.

Le Capital aime la RTT..

De plus en plus d’économistes envisagent la possibilité d’un capitalisme cohabitant avec une baisse généralisée du temps de travail et incluant le versement d’une allocation universelle pour tous. C’est cette société idéale que le capitalisme nous vante : la « société des loisirs ». Cette nouvelle adaptation des marchés pourrait redonner un second souffle à un capitalisme en profonde mutation quittant l’ère industrielle pour s’acheminer vers des services de masse et de loisirs : le tourisme est devenu aujourd’hui la première industrie mondiale. Mais pour consommer des loisirs, il faut du temps libre et un revenu : d’où l’intérêt de leur généralisation pour le capital. Ceci pour dire que réclamer un « revenu pour tous » et la baisse du temps travaillé sans poser la problématique d’une transformation sociale, c’est suivre le chemin déjà tracé d’un aménagement du système, de sa pérennisation. Est-ce à dire que nous sommes impuissants devant ces évolutions ? Oui, si la formule « non au partage de la misère, oui au partage des richesses » ne se prolonge pas d’une présence anarchiste réelle dans des mouvements sociaux.

De l’idée à l’action

Toute la difficulté pour ceux qui parlent de transformation sociale et sociétaire est de combattre l’apathie ambiante tout en proposant des modalités d’actions : la quadrature du cercle, souvent ! Il n’y a pourtant pas d’autres solutions : un discours, même très juste, non suivi d’effets dans l’action paraît creux et peu crédible. Il y a donc urgence pour les anarchistes à s’organiser sur leurs propres bases
 [3]
pour pouvoir mieux investir les terrains de lutte existants ou à créer.

L’articulation entre le rejet de l’injustice sociale et de la précarité amenées entre autres par le projet de RTT, et la nécessité impérieuse de reprendre aux riches ce qui appartient à tous, reste à trouver. Mais nous ne la trouverons concrètement que dans l’activité politique et sociale ! Toutes les actions visant à mettre en place des réseaux au niveau des entreprises, des quartiers, des communes et au-delà doivent être encouragées ; l’existence de ces réseaux doit permettre par exemple de reconstituer des réflexes collectifs, de casser la division salariés-non salariés fran‡ais-étrangers notamment, et d’aider à retrouver des repères sociaux et politiques.

Ceci en vue d’empêcher des licenciements, soutenir des grèves, contrecarrer les expulsions de logements, les coupures d’électricité ou d’eau, les fermetures de classes… Ceci n’est qu’un exemple, à nous de faire preuve d’audace et de ténacité. À partir d’actions visant à regrouper des gens (tous les gens, pas seulement les militants, anarchistes ou non…) pour empêcher l’intolérable, nous devons faire naître la sensation que l’injustice touche toujours les mêmes. Il nous faut éveiller les esprits à une conscience de classe pour désigner clairement nos faux amis (État, politicards…) et nos ennemis (Capital…) en vue de leur disparition.

Autant dire que nos efforts et le temps nécessaire ne devront pas être comptés : qui pouvait croire qu’il en serait autrement ?

Groupe du Gard


[1Pourquoi ? Peut-être parce que l’Etat n’aurait pas pu baisser les revenus des travailleurs de la fonction publique, créant là un précédent que les travailleurs du privé auraient utilisé pour protester contre la baisse qui leur sera appliquée.

[2La part du temps partiel a doublé entre 1974 et 1987 en passant à près de 18 % des emplois existants.

[3Je m’adresse à ceux qui sont convaincus de la nécessité pour les anarchistes d’être organisés et actifs, que les autres retournent à leur jardin potager.