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Cinéma

« Funny Games »

rencontre avec Michael Haneke
Le jeudi 8 janvier 1998.

Auteur autrichien de plusieurs films sur nos civilisations sans âme qui gèlent l’émotion et le sentiment ; il marchait tantôt sur les traces de Bresson, tantôt sur les plates-bandes du néo-réalisme, lui injectant de fortes doses d’une violence froide. Funny Games est tout cela et en même temps quelque chose d’inouï. On n’a jamais vu une telle mise en scène, jamais une telle violence à la fois verbale et physique. Deux jeunes tueurs, fils de bonne famille, ont décidé de supprimer un couple et son enfant arrivés dans leur résidence secondaire.



M.L. : On sort de votre film éprouvé, après avoir subi une décharge de violence insupportable. Comment l’idée de ces jeunes tueurs vous est-elle venue ? Pourquoi devaient-ils être deux ? Pourquoi pas un ou trois ?

Michael Haneke : Deux, c’est la plus petite quantité de personnes pour être efficace. C’est difficile de maîtriser seul plusieurs personnes. Donc, le chiffre deux est aussi le plus petit nombre pour exprimer une supériorité. D’autant plus que le mari est tout de suite éliminé physiquement. C’est une idée de mise en scène. Ainsi peuvent-ils instaurer leur relation parlée. La relation au langage est très élaborée, car ces criminels, quand ils communiquent avec leurs victimes, s’appuient sur ce dispositif. Derrière tout cela, il n’y a aucune intention métaphysique.

M.L. : Ces personnages sont-ils complètement inventés ?

M.H. : Vous connaissez comme moi des jeunes gens très instruits qui parlent comme ça, alors qu’ils se réfèrent à un univers infantile de bande dessiné. En tant que réalisateur, je ne dis que le strict minimum. Je n’explique jamais rien. Depuis la fin du tournage de Funny Games, j’ai trouvé trois histoires dans la presse qui se sont déroulées d’après le même scénario, en pis !

Dans un fait divers survenu en Allemagne (raconté par le Spiegel) on relatait que ces jeunes gens avaient arraché un bras à une personne vivante. Vous voyez, la réalité dépasse la fiction. Une cruauté incroyable, infiniment sadique, inimaginable. Dans ce cas, l’un des deux était étudiant en chimie, vingt ans, hautement intelligent. Avec un collègue plus jeune, ils avaient choisi un type qu’ils ne connaissaient pas, et avaient décidé de le tuer. Ils voulaient d’ailleurs recommencer et se sont fait prendre à cause des gants blancs, et à cause d’une confession. Mais le curé est allé les dénoncer à la police. Ils avaient déjà acheté des piles de gants blancs.

M.L. : Vos criminels ne sont pas seulement jeunes et cruels, ils exercent une terreur psychique avant de passer à l’acte…

M.H. : Pour en finir avec ce jeune homme tellement instruit dont parlait le Spiegel. En prison, il a écrit un essai où il explique comment il s’est éclaté, comment il a pris son pied à « exécuter » des gens qui de toutes façons n’avaient d’autre raison d’existence pour lui que celle de la victime toute indiquée, donc, un raisonnement qui fait peur et qui est absurde, mais qui était parfaitement rédigé, donc ce garçon avait un niveau intellectuel certain. Je pense que cela vient de notre société où la violence est quotidienne, qu’on la voit quotidiennement, surtout dans les médias et tous les jeunes aujourd’hui grandissent avec la télé. Il y a perte de la réalité même, ignorance de ce que cette violence est, signifie, représente. Je ne voulais surtout pas montrer un criminel qui est un malade, à qui manquent des gènes, le primate dégénéré en action, car, à ce moment là, le problème est évacué. Non, je voulais montrer que la culture, l’instruction n’empêche pas qu’il y ait des jeunes ou des gens sans morale, sans notion de bien ou de mal, des gens avec un manque affectif ou émotionnel pour lesquels la vie n’a aucune valeur. Et je peux le montrer d’autant mieux que le niveau social de mes personnages est élevé, où toutes les explications psychologiques deviennent superflues, par exemple que quelqu’un tue quelqu’un parce qu’il a été battu à mort lui aussi, etc. Je voulais que cela se passe à un tel niveau que je n’ai plus ces explications à donner. C’est une société tellement « glaciale » qu’elle engendre des individus qui commettent des actes inexcusables alors qu’ils ne manquent de rien ou sans être dans une situation de détresse ou de manque. C’est ça l’horreur absolue. Prenez Bennys video, où l’on peut encore se demander si… Mais dans Funny Games je voulais montrer que pour tuer, on n’a besoin de rien, il ne faut que la volonté. Ces deux jeunes gens arrivent, trouvent tout sur place, c’est effrayant !

M.L. : Dans une telle maison, il n’y a pas que cet unique téléphone portable ?

M.H. : Évidemment, mais ils auraient aussi détruit les autres, donc j’ai simplifié pour aller plus vite. De toutes façons, le résultat était le même. Il y a quelques règles du genre à respecter, c’est un thriller. Le vrai défi esthétique et éthique de ce film, c’est la question du comment. Comment montrer la violence sans faire du cinéma fasciste. Justement, en laissant cette violence hors champ, en ne la montrant pas. Et c’est ce que j’ai essayé de faire.

Propos recueillis par Heike Hurst
émission Fondu au Noir (Radio libertaire)
Cannes, mai 1997