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La lutte des chômeurs

Contre la barbarie capitaliste

Le jeudi 22 janvier 1998.

La lutte des sans-emplois s’est installée dans la durée et commence à sérieusement troubler l’image que la gauche plurielle s’est toujours attachée à développer, à savoir être l’instrument politique de l’aspiration populaire à mieux vivre. Et comme le fait d’avoir un travail est encore, malgré tous les discours des futurologues à la petite semaine, le moyen essentiel d’accéder à la consommation, l’incapacité du gouvernement Jospin à s’attaquer aux cause profondes du chômage ne pouvait que finir par lui revenir en pleine gueule.

Rappelons la promesse de la création de 700 000 emplois, dont 350 000 dans le secteur public. Il s’avère que le gadget des emplois-jeunes a laissé de côté la masse de plus en plus nombreuse des recalés de l’Education nationale.

Par ailleurs, rien n’a bougé en ce qui concerne les 350 000 emplois dans le privé, du fait que le patronat n’a pas du tout l’intention de financer quoi que ce soit et que le système des subventions étatiques a déjà été poussé si loin dans l’escroquerie que continuer de la manière n’est plus présentable à qui que ce soit.

De plus l’idée que les 35 heures pourraient être une solution en laisse septique plus d’un, d’autant que le patronat en a fait un symbole de rupture et de rejet de toute intervention étatique dans leur pré-carré économique. Mais sur le fond, c’est l’adaptation de l’appareil de production aux conditions du marché mondialisé qui est remise en cause par ce mouvement de chômeurs.

L’autonomie des luttes s’impose !

La gauche plurielle au pouvoir a définitivement détruit les derniers espoirs de ceux et celles qui pensaient pouvoir échapper à la précarisation de leur devenir par un simple changement de gouvernement. S’il est banal d’entendre dire que « la gauche et la droite c’est pareil », cela n’est pas devenu un fait social et politique assumé pleinement.

En effet, admettre ce fait implique de profondes modifications dans les rapports que chacun d’entre nous entretient avec la politique, en particulier l’idée qu’il va falloir aller au charbon et agir soi-même. Le passage à l’acte est d’autant plus difficile qu’il exige de rompre avec les mortelles habitudes de délégation de pouvoir.

Pourtant quelque chose est en train de s’amorcer avec le mouvement des chômeurs, qui se différencie du mouvement social de novembre et décembre 1995. Tout d’abord, c’est la gauche plurielle qui est directement visée et non pas un gouvernement de droite. C’est donc un échec pour la gauche parce que sa capacité à contrôler la contestation sociale est remise en cause. Cela ne va pas manquer de faire du souci à bon nombre de patrons. D’où les expulsions des occupants des locaux publics tels que les ASSEDIC pour prouver la capacité de Jospin à assurer la fonction première de l’État, qui est de maintenir l’ordre existant. Du même coup, il a accéléré le processus de distanciation du monde du travail vis-à-vis du pouvoir de gauche.

L’autre élément novateur par rapport à 1995 est le fait qu’il ne s’agit pas de répondre à une provocation type plan Juppé. Cette fois-ci, le mouvement s’est déclenché « tout seul », par le simple fait que la situation économique des plus pauvres est arrivée aux limites du supportable. Et si Noël avait sonné le glas du mouvement de 1995 cette fois-ci, cela a eu l’effet inverse. Cette situation sociale n’est pas de la seule responsabilité de la gauche, bien entendu, mais celle-ci est considérée comme co-responsable et comme assurant la continuité du développement de la misère sociale.

Ce sont des chômeurs qui ont décidé qu’il fallait passer à l’action, de leur propre initiative, sans autre provocation particulière que leur désespérance, parce qu’il n’y a rien à attendre du pouvoir, quel qu’il soit.

Si le mouvement est né à l’initiative de comités de chômeurs CGT de la région de Marseille, cela ne constitue aucunement une manipulation comme l’affirme la secrétaire générale de la CFDT. Tout au plus ont-ils servi de catalyseur à une situation préexistante dans toute la France. Il est significatif que les occupations sont le fait d’organisations de chômeurs très diverses. Selon leur implantation locale l’initiative en revient à AC !, à l’APEIS, ou au MNCP, à la CGT, voire à la CNT ou des militants libertaires et des inorganisés. Le plus souvent il y a unité dans l’action.

Dans un pays qui compte pas loin de dix millions de précaires et de sans-emplois, il est tentant d’affirmer que ce mouvement est minoritaire, voire marginal, puisque les villes où il se passe quelque chose dépassent à peine la trentaine et que bien souvent le nombre de chômeurs occupants tourne autour de la centaine. Ce serait une erreur grossière, voire une grossièreté à la Blondel martelant que les chômeurs veulent prendre le travail de ceux qui en ont, que de poser les problèmes comme cela.

Sans aucun doute, ce mouvement n’est pas un raz de marée, le gouvernement le sait et peut encore se permettre de ne lâcher que quelques miettes pour répondre aux revendications sociales.

Il n’empêche qu’une dynamique s’est enclenchée et qu’elle rencontre un écho profond dans toutes les couches du monde du travail.

Une riposte libératrice !

L’essentiel est que ce mouvement est une réponse sociale à des risques latents d’explosions de colère sans lendemain qui permettraient aux forces les plus réactionnaires d’en appeler à un État policier et à une répression très dure, à laquelle se sont préparés polices et militaires.

Le mouvement des chômeurs permet de mettre en mouvement l’ensemble des classes exploitées sur des bases revendicatives convergentes. Elle donne l’occasion d’une prise de parole en permettant d’exposer tout ce que cette société produit d’injustices. Nombres de chômeurs prennent conscience qu’ils existent, qu’ils peuvent nouer des solidarités et briser le carcan de l’isolement et de la déprime quotidienne.

La question de la répartition des richesses, de la place du travail, de l’organisation générale de la société comme celle des chômeurs est posée. Tout ce qui touche à la condition humaine est ainsi passé au crible de la critique et est l’objet de propositions. Il est remarquable que les échanges et prises de contacts se multiplient avec ceux qui ont du travail. Cela se fait bien entendu par le biais des organisations syndicales mais aussi par relations directes, par des gestes matériels de solidarité.

C’est bien un processus social qui a été initié voici un mois, et non un simple mouvement de révolte. Sa maturation va être nécessairement longue parce que cela suppose de rompre avec de longues habitudes de passivité ou de soumission à des stratégies politiciennes.

Il y a sans doute de sérieux conflits qui nous attendent avec des tendances politiques et syndicales habituées à la fonction de leader et rompues à l’encadrement des mouvements sociaux. En particulier, il apparaît que l’ouverture du débat sur les 35 heures à l’Assemblée nationale le 27 janvier prochain va permettre à la gauche plurielle de faire l’unité contre le patronat et à ses éléments de recadrer ainsi leurs positions respectives à l’approche des élections régionales et cantonales. Mais il n’est pas sûr que tous les chômeurs, précaires et salariés se satisfassent d’un bulletin de vote.

Dans cette dynamique, les anarchistes ne sont pas totalement désarmés du fait qu’ils sont très souvent bien impliqués dans les initiatives et que l’aspiration des exploités à maîtriser leurs luttes est d’autant plus forte qu’ils ont été trop souvent bernés par les organisations traditionnelles.

Les idées d’auto-organisation, de démocratie directe, de contrôle des mandats, comme celle de répartition égalitaire des richesses et même de révolution sociale ont la sympathie de nombreux individus. Ce mouvement n’a pas encore produit tous ses effets, ni déterminé de manière précise sa structuration, ses fonctionnements et ses orientations politiques fondamentales.

Il est tout à fait possible que les conceptions libertaires de la lutte sociale y prennent une importance, non pas seulement parce que nous l’aurons impulsé mais parce que ce sont celles qui s’adaptent le mieux aux besoins et aux nécessités des luttes sociales d’aujourd’hui.

Bernard
groupe Déjacque (Lyon)