Accueil > Archives > 1998 (nº 1105 à 1145) > 1109 (5-11 févr. 1998) > [Anarchisme et syndicalisme]

Anarchisme et syndicalisme

en quoi la FORA a-t-elle été différente ?
Le jeudi 5 février 1998.

La récente publication du livre Anarchisme et syndicalisme [1] qui contient le « compte rendu analytique des séances et le résumé des rapports » du congrès anarchiste international d’Amsterdam, tenu en 1907, réactualise la discussion sur l’organisation ouvrière, discussion bien représentée par les points de vue opposés de Monatte et Malatesta.

Dans les formes et les modalités organisationnelles du mouvement ouvrier, la FORA. (Fédération ouvrière régionale argentine) a une place à part. Lorsque Monatte affirme (séance du 28 août) que la CGT française « est la seule organisation qui tout en se déclarant nettement révolutionnaire, soit sans attache aucune avec les partis politiques, mêmes les plus avancés », il se trompe. La FORA, farouchement autonome et fédéraliste, n’a jamais eu des liens ni organiques ni officieux avec aucun parti ou organisation politique. Mais elle rajoute à son autonomie sa finalité révolutionnaire et antiétatique. Au Ve Congrès, en 1905, une large majorité vote la motion dite « finaliste » qui recommande la propagande « des principes économiques et philosophiques du communisme anarchiste », destinée à promouvoir l’éducation des ouvriers. « Cette éducation, en empêchant qu’ils s’arrêtent à la conquête des huit heures de travail, les amènera à leur complète émancipation et par conséquence à l’évolution sociale recherchée ».

La FORA, en continuité directe avec la Première internationale, fut largement influencée par les positions malatestiennes, surtout quand celui-ci dit, en réponse à Monatte : « le mouvement ouvrier est un fait que personne ne peut ignorer, tandis que le syndicalisme est une doctrine, un système, et nous devons éviter de les confondre. » Par contre la FORA maintiendra une longue polémique avec Malatesta sur le finalisme anarchiste dans l’organisation.

L’Argentine de fin de siècle avait connu une forte immigration européenne (de 1890 à 1914). La première activité anarchiste répertoriée fut la création du Centre de propagande ouvrière d’orientation « bakouniste » en 1876, et les premiers périodiques anarchistes publiés ont été El Descannisado (Le Sans-chemise) en 1879 et El Perseguido (Le Persécuté) en 1890 [2]. Entre ces deux dernières dates Malatesta arrive à Buenos Aires (en mai ou en juin 1885 d’après Luigi Fabbri), commence rapidement à publier La Question sociale en italien et développe une intense activité dans le milieu ouvrier. À travers Ettore Mattei, un autre internationaliste persécuté en Europe et réfugié en Argentine, il entre en relation avec un groupe d’ouvriers boulangers et contribue à la fondation de la première Société de résistance du pays. Malatesta est sollicité pour rédiger les statuts et la Société de résistance d’ouvriers boulangers commence son existence en organisant sa première grève en 1888. Le succès donnera naissance à une série d’autres grèves qui se prolongeront jusqu’à 1890. Malatesta avait quitté Buenos Aires en 1889.

Un syndicalisme d’action directe

C’est sous l’influence de l’anarchisme organisateur agissant en concordance avec le courant socialiste que naîtra la Fédération ouvrière argentine (FOA) en 1901.

L’année suivante, pendant le IIe congrès de la FOA, se produit la scission de la minorité socialiste. Les Sociétés de résistance qui restent dans la fédération rassemblent 7 630 membres, les associations d’orientation socialiste qui la quittent 1780. Ces dernières constituent alors l’Union générale des travailleurs (UGT).

En 1904 — IVe Congrès — la FOA change son nom par celui de FORA ; l’ajout de « régionale » est dans l’esprit de l’époque une façon d’affirmer l’internationalisme. Ce congrès est important aussi parce qu’il y est approuvé le « pacte de solidarité » de la fédération. Le point 10 est rédigé ainsi : « La société (le syndicat) est libre et autonome au sein de la fédération locale ; libre et autonome au sein de la fédération départementale ; libre et autonome dans la fédération régionale. »

Les luttes de la FORA ont marqué la société argentine pendant quarante ans. Le coup militaire de 1930 a été dirigé, en grande partie, contre elle. Et ne pouvant pas raconter son histoire ici, je dirais simplement que la dernière grève importante menée par une société (syndicat) de la FORA a eu lieu durant la décennie de 1960.

Les syndicats de la FORA se sont toujours appelés Sociétés de résistance. Ils étaient une association de métier ; la fédération d’industrie a été combattue comme source de centralisme. Il n’existait pas de permanent rémunéré dans l’organisation. La force de la FORA s’exprimait dans les grandes grèves solidaires. Elle défendit l’action directe dans chaque conflit, et se refusa d’accepter n’importe quel type de législation sur le travail ; elle préconisa le boycott, le sabotage et la grève générale révolutionnaire.

Le syndicalisme était assimilé à la Charte d’Amiens et fortement critiqué avec l’épithète de « syndicalisme neutre ». C’est la minorité socialiste syndicaliste qui introduit en Argentine les idées du syndicalisme révolutionnaire.

Une identité originale

Les positions théoriques de la FORA, proches de la critique de Malatesta au syndicalisme comme doctrine, furent clairement explicitées, à l’occasion de la fondation de l’AIT de Berlin en 1923 [3]. à ce moment-là la FORA, qui envoie deux délégués, revendique 200 000 adhérents.

Nous pouvons résumer les objections de la FORA au syndicalisme comme doctrine en trois points :

  1. Le syndicalisme ne peut pas se suffire à lui-même parce que la finalité révolutionnaire (pour la FORA, l’anarchisme) est une condition nécessaire pour que le prolétariat aille au-delà de la simple revendication salariale, ou du niveau de vie au sens économique.
  2. Le concept d’unité économique de la classe est faux parce qu’un minimum de conscience de la situation d’opprimé et de la société qu’on souhaite est indispensable pour adhérer à un syndicat révolutionnaire.
  3. La conception du syndicat comme organe de la société future est inacceptable parce qu’elle contient une proposition étatiste dissimulée, et autoritaire, si elle est comprise comme « tout le pouvoir aux syndicats ». La Société de résistance est une réponse au système capitaliste d’aujourd’hui ; la nouvelle société devra créer ses propres institutions non autoritaires.

Les critiques à l’AIT de Berlin vont ranimer la vieille polémique autour du finalisme anarchiste de la FORA, mais maintenant on aura à l’esprit la nouvelle donne qui est la mainmise croissante du Komintern sur les organisations du prolétariat international. En Europe, Malatesta et Fabbri, en Argentine la rédaction de La Protesta présenteront leurs arguments dans de nombreux articles du journal de Buenos Aires et dans Pensiero e volontà de Rome.

Avec la mise dans l’illégalité de la FORA en 1930, la discussion passa à Barcelone où fut créé El Productor, périodique qui défendra la définition anarchiste dans le sein de l’organisation ouvrière.

La déroute de la révolution en Espagne a mis fin à une période et à une polémique. Et pourtant le problème demeure, même si les conditions sociales ont changé et les mots que nous utilisons sont différents.

Eduardo Colombo


[1Anarchisme et syndicalisme. Le Congrès anarchiste international d’Amsterdam (1907). Éditions du Monde libertaire — Éditions Nautilus, 1997.

[2La diffusion de El Perseguido, qui tirait ses premiers numéros à mille exemplaires, augmente rapidement et passe à 2 000 au numéro 36, pour atteindre les 4 000 exemplaires au numéro 60 ; chiffre considérable si l’on tient compte qu’à cette époque, l’Argentine avait 4 millions d’habitants avec un territoire cinq fois plus étendu que la France.

[3Las internacionales. Algunas objeciones a Berlin. in La Protesta, nº 4370 (8 avril 1923).