Accueil > Archives > 1998 (nº 1105 à 1145) > 1109 (5-11 févr. 1998) > [La Crise asiatique]

La Crise asiatique

l’argument monétaire pour la mise au pas des populations
Le jeudi 5 février 1998.

Le capitalisme est comme cela : il va de crise en crise en expliquant que la crise est conjoncturelle… et que la prospérité est au coin de la rue (comme le disait le président Hoover en 1929). Moi, au coin de la rue, je vois plutôt des mendiants et parfois des manifestations de gens qui n’en peuvent plus de ce système absurde.

Les marchés financiers ou le règne du cynisme et de l’irrationnel

La crise asiatique a commencé en juillet avec la dévaluation très forte du bath, la monnaie thaïlandaise. Ceci annonce simplement que les investisseurs internationaux privés viennent de retirer leurs capitaux, car ils ne croyaient plus à la rentabilité de leurs investissements. Du coup, la monnaie locale n’est plus demandée et elle chute. Ceci n’est que l’iceberg dont le fond est le retrait des capitaux et la mise au chômage de millions de personnes. Le problème avec les marchés financiers, c’est qu’ils sont la proie de comportements mimétiques car personne parmi les investisseurs ne sait à qui se référer si ce n’est à son voisin. C’est ainsi qu’une simple présomption peut engager des mouvements de capitaux énormes. En clair, si certains commencent à croire que ça va aller mal (en terme de rentabilité), du coup ils retirent leurs capitaux, les autres ont tendance à les suivre… et ça finit par aller réellement mal. On appelle ça une prophétie auto-réalisatrice. Le simple fait de prévoir un phénomène fait qu’on le créée en l’anticipant !

Les marchés financiers se résument à cela : en fait, notre système est gouverné de façon complètement irrationnelle, il suffit que Strauss-Kahn arrive à faire croire aux entreprises qu’il y aura 3 % de croissance et il pourrait y avoir 3 % de croissance ! C’est pour cela qu’il se démène le Dominique… et puis, pas question de céder sur les chômeurs du coup… car les capitalistes ne seront plus convaincus !

C’est ainsi que du bath thaïlandais, les marchés en sont arrivés à la Malaisie, aux Philippines et à l’Indonésie. Sans oublier la Corée du Sud. Pendant des années (surtout les dix dernières), les capitalistes ont beaucoup investi dans les pays dits « émergents ». Un ensemble de pays, dont l’Asie du sud, où les niveaux de rentabilité sont élevés en même temps que le revenu par habitant progresse vite. Comme il n’y avait plus d’intérêt à investir dans les pays occidentaux, puisque la demande est stagnante, les investissements sont devenus massifs vers ce genre de zone. Le problème, c’est que la croissance peut ralentir à un moment, les travailleurs peuvent demander à être mieux payés et les énormes profits, au lieu de se placer dans des investissements productifs (qui sont moins rentables), se placent dans la sphère financière : les capitalistes se rachètent les actions entre eux, ce qui fait gonfler leur prix artificiellement : l’essentiel, c’est d’y croire, c’est-à-dire de penser que l’action pourra être revendue plus tard avec une plus-value. Dans l’ensemble, ça marche pas mal pour eux, puisque la Bourse de Paris a pris 30 % de hausse en 1997. C’est comme cela que se forment les bulles spéculatives. Mais les investisseurs finissent toujours par s’en apercevoir et la fiction s’arrête : le Mexique en a fait l’expérience en 1994, l’Asie l’a faite fin 1997. Les capitalistes revendent vite car ils s’aperçoivent que les espoirs de gains sont plus réduits qu’ils ne le pensaient.

La fin du modèle asiatique

Cette situation de moindre rentabilité relative, car la rentabilité reste très supérieure à celle de nos pays, est à rapprocher de la fin du modèle asiatique. La croissance capitaliste asiatique depuis une trentaine d’années repose essentiellement sur une intégration forte de l’État dans le tissu économique et un deal entre sécurité et rémunération pour les travailleurs. Les grandes entreprises offrent une sécurité de l’emploi, le fameux paternalisme style Michelin, en contrepartie de salaires faibles et d’un syndicalisme maison. Ainsi, c’est l’État qui est à l’initiative des « chaebols » en Corée du Sud tels Daewoo, Hyundai, Samsung… En fait, la Corée a connu avec une vingtaine d’années de retard sur nous le type de croissance que nous avons connu pendant les trente glorieuses. Le résultat est identique : les salariés lèvent la tête au fur et à mesure et veulent une plus grande part des énormes richesses produites, ce qui nuit au profit, et le consumérisme ayant ses limites, la croissance ralentit. Il faut alors changer la donne : c’est ce qui a commencé à se faire en Corée l’an dernier en modifiant la législation du travail pour permettre des licenciements en plus grand nombre. Mais les travailleurs s’y sont opposés de façon virulente et des formes de syndicalisme de lutte sont nées avec des syndicats indépendants.

L’alibi monétaire

Cette fois-ci, c’est l’alibi monétaire qui va servir de mise au pas des populations pour bien leur signifier qui sont les maîtres (nous connaissons déjà cela avec l’Euro !) Le capitalisme asiatique, à l’instar du capitalisme mondial, n’a plus besoin de cette intégration de l’État dans l’économie car cela lui coûte. À travers la crise asiatique, c’est la régulation libérale qui se met en place en Asie. Le compromis est cassé : ni sécurité ni salaire. Pour cela, il faut nécessairement que les firmes se saisissent de leur grand pouvoir : l’emploi. La régulation libérale ne peut se mettre en place qu’avec un volant de chômeurs. C’est ainsi que plus de 2 millions d’Indonésiens ont été mis au chômage depuis le mois d’août, comme 1,5 million de Malais et 1,5 million de Coréens. L’État, après avoir contribué à la mise au travail et à l’embrigadement nécessaire au développement d’une croissance capitaliste, va maintenant (comme partout) gérer la mise au chômage et la mise au pas des travailleurs. Déjà, les discours xénophobes fleurissent en Malaisie où le gouvernement veut virer 2 millions d’immigrés.

C’est fou, en fait, comment, avec l’uniformisation culturelle et économique induite par le capitalisme, les choses sont proches au-delà des distances.

En guise de conclusion

Reste à savoir si les choses seront tellement proches de notre modèle au niveau des luttes sociales. Les travailleurs asiatiques ont souvent montré une détermination forte contre les licenciements massifs et les patrons. Le syndicalisme est en plein développement et on peut s’attendre à des secousses sociales tant la facture de tout ceci va être payée par les populations et les travailleurs.

Leurs bourgeoisies ont gagné pendant des années des sommes astronomiques avec l’aide de capitaux étrangers et les clans au pouvoir se sont enrichis en échange de l’ordre qu’ils faisaient régner (voir le général Suharto en Indonésie). Maintenant que la donne change, ce sont les populations qui payent au prix fort alors même qu’elles se sont sacrifiées pour la croissance des 20 dernières années.

Pour la deuxième fois dans l’histoire économique nous voyons, après les Trente Glorieuses occidentales, que les modèles d’intégration de l’État au capitalisme et d’acceptation par les salariés de toutes les vicissitudes, au nom d’une croissance qui va profiter à tous, sont des leurres.

Le capitalisme ne peut s’améliorer. Il doit être éliminé tant il est nuisible aux populations et absurde économiquement.

Most