Accueil > Archives > 1998 (nº 1105 à 1145) > 1111 (19-25 févr. 1998) > [Race, classe et organisation]

Race, classe et organisation

Le jeudi 19 février 1998.

Ce texte est la réponse d’un compagnon sud-africain de la Workers Solidarity Federation à un débat très présent au sein des mouvements radicaux et anarchistes américains sur la question de la race et de la capacité de l’anarchisme à intégrer les minorités. Pour certains, l’anarchisme serait « européen » et donc « autoritaire ». À ce confusionnisme notre compagnon répond avec clarté en défendant l’anarchisme social et de lutte de classe. L’ensemble de cet article — raccourci dans sa présente traduction — se trouve dans Black Flag, nº 212.



À tort, certains pensent que l’anarchisme, tel qu’il se présente habituellement, est incapable d’attirer les noirs et les autres groupes victimes d’oppressions spécifiques. Nous devrions alors soutenir les organisations distinctes, communautaires ou anarchistes uniquement noires, qui pourraient dans certains cas (vagues et non spécifiés) s’associer avec des groupes « blancs » — les groupes « blancs » devant travailler au sein de leur « propre » peuple, etc. De ce point de vue, l’anarchisme serait « eurocentréx et n’analyserait pas le racisme et l’impérialisme de façon conséquente.

Défense de l’anarchisme classique

Ces arguments sont erronés ou manquent de clarté. Ils reflètent une déformation de l’histoire de l’anarchisme et une incompréhension de sa stratégie.

Premièrement, l’anarchisme de lutte de classe a prouvé, par son histoire, sa capacité d’attirer à lui un nombre important de personnes de couleur. En fait, beaucoup de mouvements anarchistes se sont développés dans des pays du tiers monde. Par exemple l’anarchisme a dominé le mouvement révolutionnaire chinois vers 1910 et au début des années vingt. Dans les pays riches, les mouvements anarchistes ont attiré les minorités nationales opprimées. Les IWW par exemple, organisation syndicaliste, ont attiré des milliers de travailleurs noirs du Deep South (« Sud profond ») aux États-Unis, d’autres mouvements ont attiré les juifs en Europe de l’Est et dans l’East End de Londres. Même aujourd’hui, des groupes comme la WSF sud-africaine et l’Awareness League nigériane ne comptent pratiquement que des adhérents noirs.

La raison de ce succès fut un programme de lutte de classe consistant à combattre toute manifestation d’oppression. Les anarchistes cubains mobilisèrent à la fois des afro-cubains, des créoles et des espagnols dans des syndicats anarcho-syndicalistes de masse, parce qu’ils s’opposaient à des pratiques racistes comme les lois sur l’apprentissage, parce qu’ils soutenaient des luttes anticolonialistes contre l’Espagne et qu’ils donnaient une réponse de lutte de classe aux problèmes auxquels chaque section de la classe ouvrière faisait face. Aucune « révision » de l’anarchisme pour prendre en compte des paradigmes nationalistes n’explique cette percée — si ce n’est la capacité de l’anarchisme à fournir des alternatives et à prendre en compte les besoins spécifiques des diverses sections de la classe ouvrière dans le but de l’unifier. Les anarchistes ne capitulaient pas devant les idées nationalistes — ils les combattaient ; ils ne s’organisaient pas séparément mais comme anarchistes sur une base de classe.

Même aujourd’hui les groupes anarchistes émergeant dans les pays du tiers monde comme au Nigeria et en Afrique du Sud se basent sur un programme de classe. Nous avons vu les résultats du nationalisme et nous nous y opposons. Cela ne signifie pas que nous minimisons l’impérialisme ou le racisme, nous attachons une attention particulière à ces questions clés mais nous les soumettons à une analyse de classe et nous soutenons contre eux une stratégie de lutte de classe.

Cette affirmation que l’anarchisme est « blanc » ou « eurocentré » est fondamentalement fausse. L’anarchisme par ses analyses, son histoire et ses principes a été un mouvement global contre l’oppression sous toutes ses formes. Tous les anarchistes modernes ont à vivre de cet héritage.

Le nationalisme noir et/ou le séparatisme ne sont pas les seuls moyens de combattre le racisme ou d’attirer les noirs et les travailleurs noirs dans des organisations. Même en Afrique du sud, le Parti communiste était la principale organisation de masse pendant les années trente et quarante et dominait les groupes nationalistes comme l’ANC.

À Harlem, aux États-Unis, dans les années vingt, le CPUSA (Parti communiste américain) était incapable de détourner des travailleurs noirs du graveyisme [1] sur la base d’une défense conséquente de l’unité des travailleurs blancs et noirs.

Contre l’organisation distincte

Comme anarchistes nous exigeons, en un sens, des organisations distinctes ; nous demandons aux travailleurs et aux pauvres de s’organiser séparément de leurs ennemis de classe, les patrons et les dirigeants. Que dire alors des formes d’organisations distinctes non-basées sur les classes comme les organisations de femmes (prônées par les féministes radicales) ou les organisations noires (prônées par les nationalistes noirs) ?

Avant de traiter cette question, nous devons comprendre les liens existants entre le racisme, la classe et la lutte des classes.

Le racisme est le produit du capitalisme et de l’État, créé pour justifier l’esclavage, le colonialisme et la surexploitation des travailleurs noirs. Le capitalisme et l’État sont fondamentalement racistes : ils génèrent toujours de nouvelles formes de racisme (par exemple contre les immigrés). Les inégalités sociales créées par ce racisme peuvent seulement être traitées par la destruction du capitalisme et de l’État. Le combat contre le racisme est un combat contre le capitalisme et l’État.

Lutte de classe, puissance de classe

Seule la classe ouvrière, les pauvres et les paysans peuvent faire une révolution antiétatique et anticapitaliste parce que seules ces classes sont productrices (et peuvent donc créer une société non exploitrice), et n’ont aucun intérêt matériel dans le système actuel. De plus, ils sont l’immense majorité de la population mondiale, ils sont le nombre et ils ont le pouvoir social nécessaire (par leur rôle sur les lieux de travail comme producteurs de richesses, ils peuvent frapper les patrons au coffre-fort) et la capacité organisationnelle.

La classe moyenne noire, les capitalistes noirs défendront le capitalisme et l’État contre les travailleurs même s’ils défendent ainsi le système qui a généré le racisme. C’est leur intérêt de classe. Ils sont protégés des pires efforts du racisme par leurs jolies maisons, leurs bonnes écoles, etc.

La lutte contre le capitalisme peut seulement réussir si elle est antiraciste. Nous ne pouvons mobiliser l’ensemble de la classe ouvrière que si nous luttons sur tous les fronts contre toutes les oppressions qui nous affectent. Nous ne pourrons unir les travailleurs et les pauvres pour une victoire révolutionnaire qu’au travers d’une opposition cohérente aux divisions existant au sein de la classe ouvrière et des pauvres, c’est-à-dire, la race, la nation, etc.

Étant donné que la classe ouvrière est multinationale et multiraciale, il s’ensuit que cette lutte doit être entreprise sur des bases internationalistes, unitaires et multiraciales. Comme ce fut souligné auparavant cette unité est seulement possible sur la base d’une organisation de principe à toute oppression.

Une organisation distincte ?

En tant qu’anarchiste, nous devons défendre sans condition les droits des sections spécifiquement opprimées de la classe ouvrière à s’organiser distinctement parce que nous défendons le principe de libre association, mais nous devons séparer la question du droit à s’organiser spécifiquement et la question de l’utilité de ce mode d’organisation.

Nous ne considérons pas comme allant de soi que les organisations distinctes soient nécessairement progressistes ou suivent la même voie que nous. Dans certains cas, elles sont clairement réactionnaires, dans d’autres une piètre stratégie.

Les organisations distinctes interclassistes ne mettent pas en lumière la vraie source de l’oppression spécifique. Par exemple, le nationalisme séparatiste noir demande aux personnes de descendance africaine de s’organiser séparément car les blancs sont la source de l’oppression des noirs et donc ils sont l’ennemi. Une telle approche ne reconnaît pas le rôle premier du capitalisme et de l’État comme cause de l’oppression noire et ne montre pas l’intérêt commun des travailleurs noirs et blancs à lutter contre le capitalisme.

Une organisation distincte qui n’est pas sur une base de lutte de classe pose presque toujours les bases d’alliances interclassistes et de supposés intérêts communs entre tous ceux qui partagent une identité (nationale, raciale…). Or seule la lutte de classe peut en finir avec les oppressions spécifiques comme le racisme et le sexisme.

Aussi, les organisations distinctes sont-elles attachées aux projets classistes des capitalistes, des patrons et des apprentis dirigeants avides de pouvoir. Un exemple actuel : la Nation of islam aux États-Unis.

Les organisations distinctes peuvent diviser la classe ouvrière en sections fragmentées et en compétition. Pourquoi s’en tenir à une organisation pour femmes, pour noirs ? La notion même d’organisation distincte jette les bases d’une fragmentation continue des identités et des problèmes : gays contre noirs, contre femmes, contre lesbiennes, contre bisexuels, contre gays noirs, etc.

Au lieu d’une amplification de la différence, ce dont nous avons besoin c’est la recherche de points d’accord et d’intérêts communs. Divisés nous sommes faibles. C’est la classe qui donne une base pour unir l’immense majorité de la population mondiale contre les causes de la pauvreté et de l’oppression ; le capitalisme, l’État, la classe dirigeante.

Certains soutiennent l’organisation spécifique parce que seule cette organisation peut empêcher la marginalisation des intérêts d’un groupe particulier. Par exemple, les nationalistes noirs aux États-Unis appellent souvent les noirs à s’organiser séparément parce qu’ils sont ignorés et marginalisés dans les organisations blanches. Bien que ce soit un problème important, il ne s’ensuit pas que l’organisation séparée soit la meilleure solution. Pas du tout !

L’organisation distincte renforce souvent la marginalisation des intérêts d’un groupe, par exemple elle peut se permettre de « ghettoïser » des problèmes. Plutôt que de combattre le racisme de telles organisations permettent au racisme d’être ignoré des autres. Les travailleurs blancs peuvent alors ignorer le problème « laisse-le aux noirs, c’est leur intérêt, pas le nôtre ». Les immigrés illégaux doivent-ils combattre les lois racistes sur l’immigration seuls ou doivent-ils avoir des alliés dans d’autres sections de la classe ouvrière ? L’isolement volontaire peut facilement aboutir à des luttes faibles qui sont facilement combattues par la classe dirigeante. En fin de compte, affirmer que les noirs ne peuvent jamais agir dans des organisations intégrationnistes exprime un inquiétant manque de confiance dans les capacités des noirs.

Au contraire, nous devrions essayer de gagner toutes les sections de la classe ouvrière sur un programme s’opposant à toutes les oppressions et non les ignorant. C’est une façon plus efficace de faire aboutir nos exigences. Même si certains n’ont pas l’expérience directe d’une oppression donnée, il ne s’ensuit pas qu’ils sont incapables d’être convaincus de s’y opposer. Aucun travailleur ne bénéficie réellement des oppressions spécifiques comme le racisme. C’est leur intérêt que d’être antiraciste.

L’organisation distincte n’est même pas progressiste

L’organisation distincte sur le lieu de travail n’est pas acceptable dans chaque cas où il existe pour tous les travailleurs des organisations par industrie. La logique de l’organisation syndicale est d’unifier différentes catégories de travailleurs, qui ne peuvent trouver leur force que dans leur unité. Fonder un syndicat noir distinct dans une situation où les noirs sont une minorité non seulement affaiblit le syndicat existant, mais les travailleurs noirs eux-mêmes sont mis dans une position de faiblesse et intenable à cause de leur faible nombre. Ils se trouvent également en conflit direct avec le syndicat existant, et donc crée une dynamique pouvant aboutir à la destruction d’une organisation syndicale dans une usine.

Les syndicats de noirs sont une recette pour l’échec quand les noirs sont une minorité au sein de la classe ouvrière (évidemment la situation en Afrique du Sud est différente ; la classe ouvrière noire forme la majorité). Comment lancer alors des formes même anodines d’actions syndicales sans le soutien de la plupart des travailleurs ?

En outre l’organisation distincte est uniquement admissible quand les travailleurs font face à une oppression spécifique. Nous ne soutenons pas des syndicats uniquement zoulous comme l’UWUSA en Afrique du Sud, parce qu’ils ne font pas face à une oppression spécifique en tant que zoulous.

Commissions sur des questions spécifiques

Les organisation anarchistes doivent être intégrationnistes. Mais nous devons reconnaître qu’il peut s’avérer nécessaire de mettre en place des commissions, des groupes de travail, à l’intérieur de ces organisations pour se focaliser sur des problèmes spécifiques comme des groupes de soutien aux immigrés. Ce ne sont pas des organisations distinctes mais des groupes de travaux intégrés dans l’ensemble de l’organisation et auquel tout membre de l’organisation peut appartenir.

Les relations avec les organisations distinctes existantes

Les gens réagissent face au capitalisme et à l’État de multiples façons et selon différentes idéologies. Quels rapports devons-nous avoir avec ces groupes ?

En général la WSF applique la règle suivante. Nous pouvons tracer une distinction de base entre les « groupes politiques » et les « groupes économiques ». Nous travaillons aux côtés des groupes politiques autour de campagnes, par exemple, et nous travaillons à l’intérieur des groupes économiques. Les groupements économiques ont tendances à avoir une base de classe et s’occupent de problèmes importants pour la classe ouvrière et les pauvres. Ils ont donc une dimension de classe.

Notre but devrait être d’accroître :

  • la conscience de classe et la puissance des travailleurs : les groupes devront être gérés par la classe ouvrière et rejeter la collaboration de classe ;
  • travailler selon nos principes lors d’alliances avec des formations qui ne reconnaissent pas les intérêts communs à la classe ouvrière et aux pauvres, et la nécessité de la lutte des classes ;
  • ne pas affaiblir les syndicats mais au contraire travailler avec eux, les défendre et les développer ;
  • développer nos arguments sur la nécessité de l’antiracisme dans d’autres sections de la classe ouvrière ;
  • les gagner à un programme anarchiste révolutionnaire ;

Notre but devrait être ici d’unir et de faire fusionner ces organisations économiques : celles du lieu de travail devant être unies en une « grande union ouvrière », celles des zones résidentielles de la classe ouvrière en une « grande union communautaire ». Elles pourraient mener une lutte commune contre le capitalisme, l’État et toute oppression. de cette façon, elles fourniraient le noyau des conseils autogestionnaires et communautaires d’un futur anarchiste. Nous appelons à cette unité pour unir les masses ouvrières et pauvres autour de leurs intérêts et besoins communs et fournir une base unie pour l’autogestion après la révolution.

L’Afrique du Sud : un cas spécial

En Afrique du Sud, la situation est quelque peu différente. La défaite du racisme en Afrique du Sud nécessite aussi une lutte de classe et une révolution des travailleurs (comme partout). Mais ici, la classe ouvrière noire constitue la majorité de la population, la force la plus radicale, la plus combative et organisée de la société. Le problème des travailleurs noirs se présente d’une manière différente ici car il est évident que la classe ouvirère noire sera la force qui fera la révolution sud-africaine. Tant qu’il n’y a pas de mouvement de gauche et ouvrier qui puisse potentiellement marginaliser la classe ouvrière noire, le besoin de comités-sections spécifiques est superflu.

Qu’en est-il de l’unité entre les travailleurs noirs et blancs ? Cette unité avait reflué entre les années extrêmes de l’apartheid. Il était extrêmement rare pour les travailleurs blancs de se joindre aux luttes de la classe ouvrière noire sous l’apartheid, précisément à cause de leur niveau extrême de privilège (bien que certains le firent, principalement au Parti communiste). Ainsi, à la différence de la situation en Occident, les travailleurs blancs bénéficiaient du racisme. Néanmoins, une unité interraciale des travailleurs (sur une plate-forme antiraciste) aurait été avantageuse même sous l’apartheid parce qu’elle aurait afaibli le pouvoir armé de l’État (beaucoup de blancs étaient à un moment ou à un autre des soldats et des travailleurs). Avec la disparition formelle de l’apartheid et le passage à un Parlement bourgeois formellement non-racial, les perspectives pour une telle unité sont bien meilleures. La crise économique, le démembrement des emplois réservés et autres privilèges légaux, la rupture de l’alliance entre les blancs des différentes classes qui étaient à la base du régime raciste, tout cela rend l’alliance et l’unité des travailleurs plus réalisables.

Ainsi, nous avons une situation où littéralement des dizaines de milliers de travailleurs blancs et de syndicats historiquement blancs ont à présent rejoint les syndicats COSATU non-raciaux et intégrationnistes ; la principale confédération syndicale historique blanche, la FEDSAL, a aussi commencé à coopérer avec la COSATU dans les négociations et même les manifestations (bien que la présence des travailleurs blancs soit assez faible). Nous devrons soutenir cette unité aussi longtemps qu’elle se fera sur une base antiraciste.

L’unité de classe sur une base antiraciste (avec les réserves sur les organisations spécifiques soulignées plus haut) est la clé de la liberté.

C’est pourquoi nous disons : « La libération noire par la lutte de classe », « État, capitalisme, racisme : un ennemi, un combat »

Un compagnon de la Workers Solidarity Federation


WSF, P.O. Box 1717, Tosettenville, Johannesburg 2130 South Africa.


[1Marcus Garvey fut un leader parmi les plus connus des travailleurs noirs.