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Lecture

Emmanuèle Bernheim : les tentations d’un Vendredi soir

Le jeudi 19 février 1998.

Quand ils s’efforcèrent de pousser l’analyse des trois premiers romans d’Emmanuèle Bernheim [1] au-delà de leurs évidentes particularités stylistiques, les commentateurs eurent bien du mal à rendre compte de la tension intrinsèque qui transparait de chacun de ces récits. Le plus souvent, ils se limitèrent à l’évoquer par des formules elliptiques ou des questions dubitatives ; néanmoins et en dépit de cette difficulté à décrire avec précision les mécanismes souterrains de cette insidieuse nausée qui gagnait le lecteur : la banalité. Si le lecteur s’attendait à chaque page à un « passage à l’acte, à quelque version criminelle d’une passion fatale[Patrick Grainville, Le Figaro littéraire du 29 octobre 1993.]] », à ce que l’un des personnages « explose, sorte le poignard et transforme la banalité de cette histoire en un drame sanguinolent [2] », c’est que malheureusement la matité économe et hyperréaliste des textes d’Emmanuèle Berheim donnait à contempler un reflet sans concession du malaise qui prédomine aujourd’hui dans les couples.

Comme Elisabeth, Loïc, Hélène, Claire ou Thomas, nous sommes écartelés entre le désir de préserver notre autonomie, notre liberté, et la tentation de former un couple dont la pérennité nous assurerait un refuge des plus rassurants, un rempart d’affection dans ce monde opressant. Alors que la remise en cause du patriarcat par le mouvement féministe constituait et constitue encore une chance pour l’ensemble des individus, quels que puissent être leur sexe et leur sexualité, d’aller progressivement vers plus d’émancipation, la confusion et le ressentiment semblent augmenter de jour en jour au sein des rapports entre les hommes et les femmes. Cette agressivité à fleur de peau, cette violence difficilement contenue, ces envies de s’adonner au meurtre qui fondent le trait caractérique des personnages d’Emmanuèle Bernheim, sont hélas la triste réalité de chacun d’entre nous. Evidemment et heureusement, dans la vie quotidienne, ces pulsions sadiques sont dépassées, transcendées, sublimées et finalement rendues caduques par le retour de la raison, par le recours au dialogue. Mais si les trois premiers romans d’Emmanuèle Bernheim ont un caractère si troublant, c’est bien parce qu’ils touchent là où cela fait mal, c’est bien parce qu’ils mettent à jour ce qui aurait « dû » rester enfoui dans l’inconscient collectif.

Dans la vie quotidienne comme dans les trois premiers romans d’Emmanuèle Bernheim, les relations amoureuses se métamorphosent en des stratégies faites d’esquives et de mensonges, ou au contraire en des comportements de possession abusive qui peuvent aller jusqu’à l’agressivité dominatrice. Autant de symptômes d’une peur pathologique d’un engagement prématuré qui rognerait les ailes de la liberté individuelle, en donnant trop d’importance au partenaire et à l’opposé d’un désir plus ou moins conscient d’une relation totalement fusionnelle.

Après Sa Femme, où elle préconisait un cinq à sept revu et corrigé pour désamorcer cette invivable guerre des sexes, Emmanuèle Bernheim vient de publier un superbe et rafraîchissant Vendredi Soir, qui, de prime abord, a de quoi surprendre les afficionados de la romancière. En effet, l’auteur nous invite à suivre la dernière soirée de célibat de Laure. Après huit ans d’une totale autonomie, elle a décidé d’aller s’installer le lendemain matin chez François. Emmanuèle Bernheim se ferait-elle désormais le chantre de la normalité conjugale ?

Que l’on se rassure, coincée dans les embouteillages consécutifs à une grève des transports en commun, son héroïne a tout le temps de mesurer les risques d’un tel choix. Elle voit bien comment cela a transformé sa copine d’enfance de fonder un couple, d’avoir un enfant. Marie n’est décidémment plus la même. Et puis, il y a Frédéric, cet ancien chauffeur de taxi qu’elle vient de prendre en stop. Si ce roman est troublant, c’est cette fois pas sa faculté de restituer tous les atermoiements qui s’emparent de nous lorsque l’opportunité d’une aventure fortuite se présente. Rester fidèle, céder au désir. Pourquoi ? Comment ? Parce que ! Laure, dans un sursaut, envoie balader les convenances, les plans préétablis. Certes, elle n’y vient pas immédiatement, mais elle n’en est que plus réaliste, car rester libre est un effort constant sur soi-même pour ne pas céder à la tentation de la soumission à l’ordre établi, une lutte de chaque instant pour aller de l’avant et envoyer chier les convenances bien pensantes.

Il n’est pas dit que Laure souhaitera revoir Frédéric, ni qu’elle décidera de renoncer à son projet de s’installer chez son compagnon. Par contre, après ce Vendredi Soir, il est certain, qu’elle n’aura pas oublié le goût de la liberté. Cette liberté, elle en connait désormais le prix et en a retrouvé la saveur : la possibilité de choisir. Quoiqu’il advienne désormais, Laure ne l’oubliera pas et elle évitera de se laisser porter par les événements par trop d’inertie. Elle est vivante !

Christophe Fétat

N.B. : Emmanuèle Bernheim a signé la pétition des intellectuels pour l’abrogation des lois Pasqua-Debré.


Emmanuèle Bernheim, Vendredi Soir, Gallimard, janvier 1998, 78 FF.


[1Le Cran d’arrêt, Denoèl, 1985 ; Un Couple, Gallimard, 1987 ; Sa Femme, Gallimard, 1993. Cf. « Emmanuèle Bernheim : la romancière de la guerre des sexes » in Le Monde libertaire nº 1067.

[2Isabelle Larrivée, Voir du 24 au 30 mars 1988.