Accueil > Archives > 1998 (nº 1105 à 1145) > 1111 (19-25 févr. 1998) > [À Poitiers, la lutte continue]

À Poitiers, la lutte continue

Le jeudi 19 février 1998.

Dans notre département, il existe deux mouvements parallèles des chômeurs et précaires. Un à Châtellerault, ville moyenne et ouvrière où le PC et la CGT ont traditionnellement l’initiative et le contrôle des mouvements sociaux. Un autre à Poitiers, ville tertiaire, où les mouvements sont lents à se mettre en place mais sont plus libres des agissements des staliniens.

Le début du mouvement s’est déroulé essentiellement à Châtellerault sous la direction de la CGT et s’est beaucoup atténué après le 17 janvier. Malheureusement les actions de la CGT-chômeurs se font en solo, sans aucune volonté d’élargir ou de faire converger les luttes.

À Poitiers, la CGT-chômeurs est présente également, mais si elle a appelé aux rassemblements et aux actions, elle s’est systématiquement opposée aux occupations. De plus on peut dire, et c’est triste pour les chômeurs adhérents à la CGT, que la centrale de Viannet n’a pas mis tout son poids dans la balance comme elle est capable de le faire. Ici comme ailleurs la majorité plurielle joue son rôle. C’est essentiellement AC ! 86 qui a lancé le mouvement sur Poitiers, rejoint par la CNT Le mouvement s’est déroulé en plusieurs temps, avec toujours un relais médiatique correct. Notre apparition, celle des anarcho-syndicalistes, a débuté le 10 janvier lors d’une manif à Châtellerault sous l’étiquette de la CNT. Nous avons recommencé le samedi 17 janvier, simultanément à Poitiers (banderoles et drapeaux rouges et noirs) et à La Rochelle, où depuis s’est crée un syndicat Interco qui mène ses propres actions. Les choses sérieuses commencent le 21 janvier où les chômeurs (une soixantaine), soutenus par AC ! et la CNT occupent la Chambre de commerce et d’industrie, pour dénoncer l’attitude du patronat, nous commençons à nous organiser, mais nous devions gêner car le lendemain à 6 h 30, les trente personnes présentes à cette heure-ci et attendant la relève sont expulsées sans ménagements par les CRS. Un peu perdus, sans lieu assez grand de réunion (il fait froid) nous organisons malgré tout la poursuite du mouvement, réunion l’après-midi même avec cette fois-ci l’occupation de la médiathèque avec l’aide d’une trentaine de lycéens pour dénoncer les emplois précaires de la mairie, et attaquer directement le Parti socialiste au pouvoir à travers la mairie de gauche. Le maire (Santrot) viendra lui-même nous menacer et nous engueuler, accusant d’abord la CNT (qui venait juste de lancer une campagne de dénonciation des conditions de travail dans ce temple de la culture [1] qu’est cette médiathèque), puis les gauchistes, puis les chômeurs. Nous quitterons de nous-mêmes, fatigués, la médiathèque, vers une heure du matin. Le lendemain ce sont les lycéens qui à deux cents viennent soutenir les chômeurs, et qui tous vont se réunir et discuter… dans la médiathèque. Il est à noter que plusieurs copains lycéens ont subi des pressions de la part de l’administration pour se consacrer uniquement à leurs études. Le samedi 24 la manifestation ne réunit que 300 personnes, avec malgré tout une forte présence cénétiste, la fatigue se faisant sentir. La décision est alors prise en AG de se reposer et d’appeler à une prochaine action le mercredi suivant. Le 27 janvier 1998 a lieu la dernière action avec la présence de la CGT, nous occupons (à cinquante) le centre de paiement EDF, pour réclamer l’arrêt des coupures d’électricité. Après des discussions la C.G.T. signe avec le directeur [2] un accord que l’AG était en train de discuter et de refuser ! Nous décidons cependant de rester la nuit, jusqu’au lendemain 14 heures où le directeur signera des garanties un tout petit peu meilleures. C’est une victoire en trompe l’œil car la direction nationale d’EDF avait envoyé des consignes allant dans le sens d’une suspension des coupures d’électricité. Le soir même (28 janvier) AC ! avaient prévu un concert de soutien aux chômeurs, ce fut donc une action plus décontractée, avec table de presse de la CNT et surtout l’occasion de faire le bilan de cette fausse victoire. Le mercredi suivant, 4 février, une vingtaine de chômeurs bloquent la circulation, pendant qu’AC ! déposait les dossiers d’urgence qui doivent se répartir le milliard de Jospin.

Pour la carte Santé

Le département de la Vienne est dirigé par Monory, également président du Sénat. Celui-ci entend y faire appliquer ses idées, notamment sur le plan de la santé. Depuis plusieurs années la carte santé est refusée aux précaires et l’aide médicale gratuite n’est accordée, et encore avec de nombreuses démarches humiliantes, qu’à ceux qui ont des revenus mensuels inférieurs à 2 500 FF. La CNT a lancé une campagne en faveur de l’instauration de cette carte santé depuis un an et demi. Avec l’aide d’AC ! nous avons décidé de joindre cette revendication spécifique à la Vienne à celles du mouvement des chômeurs et de mener une action dans cet objectif. C’est pourquoi nous avons décidé d’occuper la DDISS. [3]
Pendant qu’une vingtaine de chômeurs menait une opération transport gratuit en empruntant un bus, d’autres en voitures allaient occuper la DDISS où ils trouvèrent la porte d’entrée close ! Ils ont donc pénétré par les cuisines ! Des camarades étaient mandatés pour essayer d’obtenir cette carte santé, face au refus nous avons demandé à voir des conseillers généraux mandatés sur le sujet et avons décidé de rester sur place. Un rendez-vous ayant été pris pour le lendemain 9 h 30, nous avons organisé tranquillement l’occupation pour la nuit [4]… pour voir débarquer les flics à 20 h 15. Nous avons eu le droit à tout ce qui était libre comme force de répression sur Poitiers : des gendarmes, des policiers de quartiers, des motards. Manifestement la préfecture n’entendait pas laisser traîner les choses en période préélectorale, quitte à envoyer des flics peu sûr d’eux, nerveux et agressifs. Résultat : certains d’entre nous ont descendu les deux étages la tête la première, une personne a été prise d’un malaise selon les flics, tapée selon des témoins, en fait cette personne ayant des difficultés à se déplacer, la police a cru à une simulation et a tout fait pour qu’elle dégage à toute vitesse. C’est le S.A.M.U. qui l’a évacuée !

Radicalisation du mouvement

Poitiers est connu pour ses occupations et expulsions dans le calme. Là un cap a été franchi par les forces de répression, les représentants du pouvoir voulaient nous faire comprendre que le mouvement des chômeurs, c’était fini, que nous n’avions pas à perturber les politiques pendant leur mascarade démocratique. Nous avons compris le message, nous allons redoubler d’effort dans la poursuite de notre mouvement, dans la coordination de ce mouvement, dans son élargissement, qui continue malgré le black-out des médias. Une société qui cache sa misère, qui tape sur ses pauvres, n’est pas réformable, il faut la changer. Ce qui est une évidence pour nous militants anarchistes, le devient pour d’autres.

Les chômeurs qui ne sont pas politisés découvrent la politique au vrai sens du terme, les réflexions font souvent allusion à 1789, à une nécessaire remise à plat du système, on entend souvent des « je ne voterai plus ». Les illusions sur la gauche disparaissent à grande vitesse, les idées comme quoi les flics sont des gens utiles ou compréhensifs s’envolent aussi chez des gens souvent confrontés pour la première fois à la violence d’État. Ainsi un militant de la CGT-chômeurs qui voulait s’engager dans l’armée ou dans la police lançait, lors d’une manifestation après une expulsion musclée, des tonitruants « CRS— SS ».

Encourageant non ? La radicalisation du mouvement se fait de lui-même, par l’ensemble des acteurs présents, et ce d’autant plus que la CGT s’est effacée. La CNT ou AC ! 86 [5] ne sont là que pour apporter un soutien logistique. Les libertaires ont un rôle important à jouer dans ce mouvement qui contrairement aux apparences ne se limite pas aux revendications dites nationales, et si ce n’est pas la révolution c’est souvent la prise de conscience de sa nécessité.

Cyrille Gallion
Liaison Sud-Vienne


[1Grands encarts dans la presse le lendemain sur la victoire de la CGT.

[2Sorte de DDASS gérée par le département, les deux administrations sont d’ailleurs dans le même bâtiment.

[3Plusieurs d’entre nous sont allés remplir deux chariots dans la grande surface la plus proche, qui croyant se faire de la pub a dû acquiescer cette prise au tas.

[4Dénommé François Mitterrand.

[5Depuis que la CGT est absente du mouvement AC ! 86 se radicalise.