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Recomposition syndicale

Un Mouvement de chômeurs qui tombe à point

Le jeudi 5 mars 1998.

Réjouissant est le mouvement des chômeurs et précaires qui n’en finit pas de prendre à témoin l’opinion publique qu’on ne peut se résigner à la misère, mais montre aussi aux militants que de nouvelles formes d’organisation des luttes sont nécessaires. Le continent de la précarité (ces 6 millions de personnes qui vivent avec les minima sociaux) semble émerger d’un coup. Peu nombreux mais déterminés, les chômeurs sont animés d’une volonté d’organisation qui leur est propre, à la frontière du syndicalisme et de l’action politique. Les méthodes traditionnelles de lutte, en premier lieu la grève, n’ont plus de sens pour les sans-emploi. Pourquoi cesser de se battre puisqu’il n’y a pas de travail à reprendre ? Les syndicats sont forcément déboussolés ; les militants révolutionnaires interrogés.

Cela n’est pas arrivé d’un coup. Déjà, Droit au logement, les sans-papiers, la CNT, et d’autres ont préparé le terrain. Cela ne s’arrêtera pas là non plus.

Un demi-siècle de dérive syndicale

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale les syndicats français ont réussi le regrettable tour de force de perdre la quasi-totalité de leur capacité d’action et de proposition contre l’État et le patronat, tout en devenant des bureaucraties sclérosées par une pléthore de permanents syndicaux. Les révolutionnaires de la CGT du début du siècle (cinq permanents avant guerre) sont devenus les gestionnaires professionnels des protubérances du système étatique (UNEDIC, assurance maladie, etc.) ou patronal (comités d’entreprise).

Le cache-sexe paritaire (syndicats/patronat) de ces différents organismes ne saurait en aucune façon en faire des outils des travailleurs même si, c’est vrai, ils servent souvent à soulager la misère. La CSG n’a rien d’un grand scandale. Le financement par l’impôt de la protection sociale n’est que la conséquence logique de l’incurie des trop fameux « partenaires sociaux » qui ont laissé 600 000 personnes être exclues du système de sécurité sociale. L’État ne fait que remettre de l’ordre dans une maison dont il a toujours été le propriétaire.

Dans le même temps où il s’affaiblissait, le syndicalisme a scissionné jusqu’à devenir une constellation d’organisations qui fonctionnent comme des PME concurrentes sur le marché de la revendication à court terme. Résultat : entre 8 et 10 % de syndiqués et un besoin énorme de dépassement de ce système à bout de souffle.

Un nouveau type de conflits sociaux

Depuis plusieurs années maintenant, les conflits sociaux sont de plus en plus éclatés et radicaux. En 1996, année ordinaire, il y a eu selon le ministère du travail 390 000 journées de grève, soit dix fois moins que vingt ans auparavant. Le traditionnel revendication-action-négociation, maîtrisé de bout en bout par les syndicats, fait souvent place à de nouvelles formes de radicalité, au point d’inquiéter jusqu’à Jacques Chirac qui avait invité le gouvernement Juppé à engager « une ample réflexion sur le rôle de la médiation (traduisez : syndicats) dans les conflits sociaux ».

Les syndicats sont de plus en plus décalés par rapport à la réalité des luttes. Le 1er Mai 1997, Le Monde titrait ainsi « les syndicats sont dépassés par les contrôleurs de la SNCF » et précisait que « les votes des assemblées générales échappent aux syndicats, qui, officiellement, se bornent à suivre la base ». Même processus au Crédit commercial de France dont l’occupation du siège social avait été largement médiatisée. Les dirigeants syndicaux, de Blondel à Vianet se sont rendus au siège du CCF., reçus chacun leur tour, pour apporter leur soutien et s’entendre dire que les salariés gardaient la haute main sur leur action. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas seulement d’un désaveux syndical mais de la volonté des travailleurs de contrôler leurs luttes et de les rendre plus offensives. Il y a dix ans, quand une coordination nationale (celle des infirmières en 1988-1989) se mettait en place, c’était contre et à la place des syndicats. Ce n’est plus le cas général aujourd’hui.

Recomposition syndicale ?

Dans cette situation dont personne n’ignore la gravité, cela fait des années que les uns ou les autres annoncent pour demain la recomposition du syndicalisme français. à force de crier au loup, plus personne n’y croit. Or il semble bien qu’au delà des incantations rituelles sur l’unité, les choses soient en train de bouger.

Deux pôles se dégagent : pas par le haut, les accords d’appareils, ni suite aux propositions des têtes pensantes syndicales, mais dans les faits. L’un prône ouvertement la collaboration avec le patronat et l’État, autour et en marge de la CFDT, l’autre, bien que réformiste lui aussi, se veut plus radical et revendicatif, dans le sillage (particulièrement mouvant, il est vrai) de la CGT. Cette transformation du paysage syndical n’a pas été décidée, reste largement informelle, et il n’est pas possible de prévoir quelles formes elle prendra finalement.

La CGT reprend du poil de la bête

Difficile de contester actuellement que la CGT a le vent en poupe, alors qu’il n’y a pas si longtemps beaucoup lui prédisaient un naufrage rapide, à la suite du Parti communiste, fracassée par la débâcle du « communisme réel » des pays de l’Est. Or la CGT a su, jusqu’à présent, accompagner (plus qu’impulser, il faut bien le dire) les mouvement sociaux les plus importants. Elle a profité du fait qu’elle est la seule à pouvoir mobiliser régulièrement ses troupes dans la rue. Elle a su créer ses propres comités de chômeurs quand FO et la CFDT. n’y voyaient encore que la réminiscence des coordinations honnies. Bref Viannet et ses copains ont réussi à louvoyer au plus près avec un mouvement social en pleine transformation. Quant à la transformation interne de la confédération, elle n’est pas faite, même si certains (comités de chômeurs CGT par exemple) prennent de plus en plus d’autonomie à l’intérieur de la centrale.

Derrière la CGT navigue une flottille de syndicats qui se veulent, de manière plus ou moins clairement affichée, radicaux. Il s’agit principalement du groupe des 10, avec au premier plan les syndicats SUD, et la FSU des enseignants.

La FSU, ultra-majoritaire chez les enseignants, est un cas spécifique qu’il faut se représenter comme un syndicat à double visage. D’un coté elle s’affiche dans les comités de chômeurs et manifeste aux côté de la CGT, de l’autre il s’agit essentiellement d’un syndicat de services aux enseignants (mutation, etc.) sans véritable culture de la lutte.

Plus intéressant est le groupe des 10 qui s’est structuré récemment. Les syndicats SUD en sont le noyau. Il y a la volonté affichée de ne pas reproduire le modèle ancien des grandes confédérations et de fonctionner plutôt en réseau, chaque syndicat gardant sa spécificité et une grande marge de manœuvre. D’ailleurs, aucune tête n’émerge et c’est plutôt bon signe.

La CFDT retourne à sa vocation de collaboration

Venue du syndicalisme chrétien, la CFDT y retourne après un petit détour par le gauchisme et avoir rangé le crucifix au tiroir. Pas de folklore cependant dans ce syndicat. Il y a une vraie politique et elle est appliquée avec force par Nicole Notat. La CFDT propose et cherche à se poser en véritable contre-pouvoir politique des gouvernements de gauche comme de droite. Elle compte sur les miettes ramassées au passage par les salariés pour qu’ils adhèrent à sa conception de la négociation. Mais le gros gâteau, c’est la centrale syndicale et ses dirigeants qui l’empochent. En quelques années la CFDT s’est ainsi emparée de la gestion de l’assurance maladie et de l’assurance chômage.

Notat transforme la CFDT en une entreprise de négociation et il y a fort à croire, qu’à l’exemple des syndicats allemands, on pourra bientôt y faire une carrière de cadre supérieur à la sortie des grandes écoles.

Dans le sillage de la CFDT, les syndicats autonomes tentent de s’organiser sous la forme de l’UNSA. La FEN est le principal syndicat de ce conglomérat que rien ne rassemble, si ce n’est le besoin de faire bloc pour éviter la marginalisation.

Les exclus de la nouvelle donne

Certains syndicats n’ont pas su, ou pas pu, prendre part à cette évolution et se trouvent ainsi en voie de marginalisation rapide. La CGC et la CFTC ne représentent presque plus rien. La première s’est révélée incapable de défendre les intérêts des cadres et plus généralement des classes moyennes qui se trouvent aujourd’hui touchées par la crise. Elle va se fondre dans l’UNSA.

La seconde n’a plus de rôle spécifique dans une société largement déchristianisée dès lors que la CFDT a perdu son verni gauchiste. Mais c’est Force ouvrière qui est le grand perdant de ces dernières années. Le syndicat, empêtré dans ses contradictions, naguère interlocuteur privilégié du gouvernement et du patronat, navigue aujourd’hui à vue et de manière désordonnée entre les discours radicaux de Blondel et sa réalité de premier syndicat signataire d’accords avec les patrons.

Plus aucune ligne politique qui lui soit propre, des adhérents qui commencent à sauter par dessus bord : le grand navire syndical que voulait Marc Blondel ressemble de plus en plus à un pavillon de complaisance, rouillé, immatriculé en terre révolutionnaire sous le numéro « Charte d’Amiens 1906 », et transportant des cargaisons d’accords patronaux frelatés.

De nouvelles formes d’organisation

La popularité et la radicalité des nouveaux mouvements ébranlent le syndicalisme traditionnel, renvoyé à son inefficacité. Il ouvre aussi, me semble-t-il, aux anarchistes qui, il faut bien le dire, végètent depuis la seconde guerre mondiale, de nouvelles perspectives d’organisation et d’action en laissant sur le trottoir des débats surannés et inutiles. Comme le dit très justement René Berthier (ML hors série nº 9) : « le débat reste ouvert sur la question du mode d’action des libertaires, qu’ils soient anarcho-syndicalistes ou anarchistes-communistes ». Il reste ouvert mais il devient urgent.

Franck Gombaud
groupe Sabaté (Rennes)