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Papon ou De la continuité de l’État (4)

Le jeudi 12 mars 1998.

Cinq mois déjà se sont écoulés depuis le début de ce procès et il faut remarquer que, pour un homme de 88 ans, Papon fait preuve d’une alacrité d’esprit et d’un sens de la dialectique tout à fait étonnant. Mais en même temps, les contradictions s’avivent par rapport à ses premières déclarations et les révélations promises ne s’avèrent être que des pétards mouillés.

Le 26 août 1942 part le deuxième des 8 convois examinés par la Cour d’assises [1]. C’est le plus dramatique, celui des enfants. En effet, dans le cadre des Accords Oberg-Bousquet [2], seuls sont normalement — si l’on peut dire… — concernés par les mesures de déportation les juifs étrangers, âgés de 16 à 45 ans. Or sur les 443 déportés qui partiront, on décompte 186 Français et 81 enfants, dont beaucoup ont moins de 5 ans. Pour ces derniers, Papon cherche à se défausser de sa responsabilité sur le grand rabbin Cohen. Nombre d’entre eux ont vu en effet leurs parents déportés par le premier convoi, et ont été placés chez des gardiens par la préfecture « avec l’accord du grand rabbin », soutient Papon, Et lorsque le président lui demande qui a procédé à cet « odieux ramassage », il répond avec un art consommé de la litote « La préfecture n’a pas donné d’ordre, mais une information, qui consistait à transmettre l’ordre des Allemands. »

Pierre Garat, le chef du Service des questions juives et subordonné direct de Papon, va se rendre à Drancy avec le convoi, et son rapport, au retour, tire la sonnette d’alarme. Les critères de nationalité, de sexe et d’âge ne sont qu’un paravent face à l’atroce réalité. Plaque tournante de la déportation des juifs en provenance de toute la France, zone libre comme zone occupée, et à «  destination de l’Est », Drancy « doit fournir aux autorités allemandes trois trains de 1 000 juifs chaque semaine ». Si chaque lieu de départ peut remplir son « quota » en fonction des critères retenus par les accords, tant mieux, dans le cas contraire on complétera « avec le tout-venant ». C’est la mise en route de la solution finale et le gouvernement de Vichy en est le complice actif.

Papon a toujours été du côté des opresseurs

Parmi les témoignages des victimes, le plus fort est celui de Léon Zyguel, âgé de 15 ans au moment des faits, parti pour Auschwitz par le convoi nº 35 : 1028 déportés, 23 « revenants » en mai 1945. « Ce fut le train de la mort, les camps de la mort, la marche de la mort » jeune et robuste, il ne sera pas gazé à son arrivée mais travaillera dans l’immense complexe pétrochimique de l’IG Farben : durée de vie programmée à six mois. Grâce à sa constitution physique et la solidarité de ses camarades — il va faire rapidement partie de l’appareil clandestin du parti communiste —, il va réussir à survivre aux privations, aux coups et à l’humiliation. Il finit sa déposition en se tournant vers Papon : « Depuis j’ai toujours été du côté des opprimés alors que Papon a toujours été du côté des oppresseurs. »

Pour le troisième convoi du 21 septembre, qui verra partir 71 juifs, dont 12 enfants et 7 vieillards, Me Rouxel, l’un des trois avocats de Papon, résume ainsi la situation : « Pas de documents allemands, pas de documents français, et Maurice Papon n’est pas là. » Certes mais Garat dispose d’un ordre de mission permanent de Papon. Et Me Lévy de répliquer que nous sommes dans le cadre d’ « infractions collectives commises par une chaîne de personnes. Le plus tragique exemple est le crime contre l’humanité ; il n’est jamais commis par une seule, mais par plusieurs personnes dans le cadre d’un plan concerté. »

Le quatrième convoi du 26 octobre va suivre la rafle du 19. Il s’agit d’une opération concernant toujours les seuls juifs étrangers normalement, et les Allemands demandent à ce qu’elle soit exécutée sur le champ le jour même. Selon le témoignage d’un policier présent à la réunion préparatoire précédant la rafle : « à aucun moment nos chefs n’ont pris la parole. Les fonctionnaires de la Sûreté ont obéi aux directives du représentant du Service des questions juives, Pierre Garat. » 41 juifs dont 14 français seront raflés sur Bordeaux et le convoi, avec les Landes et les Basses-Pyrénees, en comportera 128 dont 28 Français et 20 enfants. Le rapport de Carat dénote sa satisfaction : « on peut considérer qu’il n’y a plus dans le département de juifs étrangers. »

Le témoignage de Bergès

Vient à cette occasion l’heure tant attendue du témoignage de Michel Bergès. C’est lui qui, alors compagnon de route du Parti communiste et préparant une thèse sur la collaboration économique à Bordeaux, va découvrir les premiers documents portant la signature de Papon. Il les remettra à Michel Slitinsky et ils seront publiés en mai 1981 dans Le Canard Enchaîné. Depuis il a retourné sa veste : « Aujourd’hui je suis investi d’une mission sacrée, mon devoir c’est de transmettre sans juger… Pour moi il y a ici deux souffrances qui s’affrontent, celle des victimes et celle de Papon. » Il évoque « une situation complexe. Il faut situer les documents, les analyser et ensuite les interpréter. » De plus il n’est pas possible de trancher car il y a des lacunes fondamentales dans la recherche des pièces d’archive par le juge d’instruction, qui a été sélective. Pour lui il y a une véritable tutelle inquisitoriale des Allemands ne laissant pratiquement aucune marge de manœuvre aux autorités de Vichy et à ses représentants. Lui qui plaçait initialement Papon « au centre du processus des rafles » ne voit plus maintenant en lui qu’un simple relais, « un informateur ».

C’est justement Michel Slitinsky qui lui succède à la barre. Âgé de 17 ans en 1942, il échappe à la rafle en bousculant les policiers et en s’enfuyant par le toit. Engagé ensuite dans la Résistance, il n’aura de cesse de retrouver les coupables car son père, lui, n’est pas revenu d’Auschwitz. Dans sa quête inlassable, il va remonter des policiers venus l’arrêter jusqu’à la tête de la préfecture, et sera l’initiateur de la plainte déposée par Me Boulanger contre Papon en décembre 1981. Ce procès, c’est sa vie mais à la barre il se perd dans les méandres du dossier. Il se fait reprendre par les avocats de la défense pour des erreurs factuelles qui, si elles n’engagent pas le fond, le déstabilisent tout de même quelque peu. Quoi qu’il en soit, le choc Bergès-Slitinsky n’a pas eu lieu, et nous restons sur notre faim avec l’impression d’un léger malaise.

Le cinquième convoi nous projette un an plus tard le 25 novembre 1943, avec l’ordre donné directement par les SS à l’intendant de police de procéder au transport vers Drancy de 86 juifs internés au camp de Mérignac. Ce n’est que dans l’après-midi que Jacques Dubarry, ex-secrétaire personnel de Papon et nouveau chef du Service des questions juives depuis août, apprendra « fortuitement que le convoi est parti ». La responsabilité directe de Papon étant ici difficile à établir, le parquet général en vient à évoquer les deux convois précédents des 2 février et 7 juin qui ne figurent pas dans la saisine de la Cour d’assises. En effet, au prétexte qu’aucune victime ne s’est manifestée à leur propos, le parquet ne les a pas retenus à charge. Alors que c’est précisément pour le convoi du 2 février que figure un ordre de réquisition signé par Papon lui-même et démontrant qu’il donnait bien des ordres directement aux forces de gendarmerie ! Il a beau jeu de rappeler que la Cour n’en est pas saisie, mais on ne peut que s’interroger sur la conduite du parquet.

Le sixième convoi qui comprendra 134 juifs partira le 30 décembre 1943 selon le même scénario que le précédent, mais son examen est occulté par la tempête médiatique soulevée par les Klarsfeld père et fils. Ils ont appris que le président Castagnède est lié à une famille des victimes par le biais de la femme de son oncle paternel ; et sa cousine germaine, Micheline Castagnède, est vivante. Si elle se constitue partie civile, c’est la récusation assurée. Il est paradoxal que ce soit un avocat des parties civiles qui soulève cette difficulté alors qu’une telle parenté pourrait sous-entendre une plus grande sensibilité du président en faveur du sort des victimes. Mais les Klarsfeld d’expliquer que Me Varaut, pour la défense, aurait pu l’apprendre de son côté et ne le révéler qu’à la veille du verdict, le décrédibilisant ainsi par avance. Mais Micheline Castagnède s’étant apparemment volatilisée et Me Varaut ayant confirmé « solennellement accepter les juges qui nous ont été désignés », les choses devaient en rester là.

Un drôle de résistant

Un nouveau degré dans l’horreur va être atteint pour les 317 juifs concernés par le septième convoi du 12 janvier 1944. Cette fois on rafle tout ce qui reste : femmes, enfants, vieillards, français comme étrangers. Pas de transport à Mérignac cette fois mais à la synagogue, située au cœur de la ville, qui sera profanée au vu et au su de toute la population. Les Allemands sont certes en première ligne mais les policiers français prêtent la main. Le préfet Sabatier va alors prendre la précaution de rédiger un rapport très minutieux, détaillant ses différentes tentatives d’intervention, qu’il fera contresigner par Chapel, son directeur de cabinet, Duchon l’intendant de police et Fredou son adjoint, et Papon, son secrétaire général. Au président qui lui demande à quel usage était destiné ce document, Papon répond sans fard : « Pour l’Histoire ! » Nous sommes en effet en janvier 1944 et le débarquement du 6 juin n’est pas loin…

Mais cela n’empêchera pas le départ d’un huitième convoi quelques jours avant seulement, le 13 mai. Cette fois ce seront les derniers vieillards impotents hospitalisés qui seront du voyage. Difficile pour Papon de prétendre qu’ils partaient vers des « camps de travail » ! C’est pourquoi en guise de contrefeu Papon cherche à se présenter comme un « sauveur de juifs » et un résistant.

…très dévoué au maréchal

Or il s’est avéré à l’examen de ces huit convois que celles et ceux qui ont échappé à la déportation grâce aux interventions de Papon, ce ne sont pas des juifs auxquels il aurait fourni des faux certificats de baptême ou de non-circoncision, mais qui, au regard du statut les régissant et des Accords Oberg-Bousquet — français, conjoints d’aryens, enfants, vieillards — n’auraient de toute façon pas dû être concernés. Non seulement il n’a sauvé personne, mais en plus il a participé à la déportation de centaines de juifs qui n’auraient pas du partir !

Quant à sa résistance, c’est la cerise sur le gâteau si l’on peut dire. à l’entendre, il aurait été un membre actif, mais « très cloisonné », de deux réseaux de renseignements, « Jade-Amicol » et « Marco-Kleber ». Mais outre le fait qu’il lui faudra attendre 1958 et deux refus successifs pour se voir délivrer la carte de « résistant », de tous ceux qui sont venus témoigner à la barre qu’il avait bien été l’un des leurs, aucun n’a eu de rapports directs avec lui à ce moment-là. Il est probable qu’il a rendu des « services » à partir de fin 1943, mais suffisamment discrets pour qu’à la mi-44 un rapport du BCRA [3] le qualifie encore de « très dévoué au Maréchal et à Laval, contre la Résistance ».

Nous avons droit alors à un défilé de poids lourds de la Résistance, constellés de médailles et d’honneurs, venus nous dire le plus grand bien du résistant Papon, gaulliste parmi les gaullistes, et crier au « complot judéo-bolchévik » comme au bon vieux temps. La palme reviendra à Jean Jaudel, 88 ans, résistant de la première heure et unique survivant du « réseau du Musée de l’Homme » qui s’écriera « Vive la France ! Vive Papon ! Vive la République ! ».

Foin d’arguties juridiques, Papon reprend à son compte son argumentaire du début « Il s’agit d’un procès politique et à travers ma personne, c’est le général de Gaulle qui est visé », et donc la légitimité des institutions qu’il a créées. Plus que jamais nous sommes bien dans le cadre de la continuité de l’État.

Jean-Jacques Gandini


[2Analysés dans le précédent article cité supra.

[3Service de renseignements gaulliste basé à Londres.