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Sous le signe de l’ours

Berlin 1998
Le jeudi 12 mars 1998.

Les films les plus intéressants venaient de la Chine, de Hong Kong, de Taiwan, donc d’une seule et immense « cité de la douleur », comme le film du même nom. Que ce soit Sweet generation de Lin Cheng-Sheng ou Hold me tight de Stanley Kwan, des jeunes cherchent une place, font l’amour, se trompent de sexe, toujours en quête désespérée d’un autre, de sexe, d’avenir ou d’une passion éphémère, l’ambiguité des liens entre frère et sœur traduisent autant la dissolution de la famille ancienne que l’impossibilité de fuite ou d’approche de désirs nouveaux et inexpérimentés… des films questions, sollicitant notre curiosité et notre compassion.

De cette extase assez confinée à la puberté se détachent des œuvres de maturité comme Eighteen springs de Ann Hui, mélodrame classique sur une méprise amoureuse entre deux sœurs et deux amis, où apparaît toute l’ambiguité du rôle de la famille qui orchestre sacrifice, rupture, trahison dans une tradition racinienne ou shakespearienne. Une autre œuvre réalisée par un débutant sur la Chine post-maoïste raconte sans pathos l’histoire d’un petit voleur qui finit par se faire pincer par une belle chanteuse de karaoké et par le zèle post-révolutionnaire de policiers peu libertaires et très vieux jeu ; un briquet joue l’air de la Lettre à Elise et le tatoo ne fonctionne jamais au bon moment. On verra sûrement Xiao Wu de Jia Zhang Ke dans nos cinémas. Tristesse de jeunesses hors la loi et hors normes. Une drague dans les ruelles entre un garçon et une fille, filmée à distance, rendant la dimension de la cité et confondante de naturel et d’originalité. Jia Zhang Ke a tourné avec des non-professionnels et un budget dérisoire. Grande réussite d’un film primé (forum du jeune cinéma).

Berlin est toujours en chantier et le déménagement-aménagement de l’ancienne-nouvelle capitale Berlin ne sera achevé que vers l’an 2000. Le festival continue donc un an au moins dans ses lieux anciens, mais se déplace avec toutes les projections à la partie Est de la ville, et double le nombre des spectateurs. Les succès du cinéma français comme par exemple On connait la chanson n’étaient donc pas surprenants. Alain Resnais récoltait ainsi un prix pour l’apport de son cinéma à l’art cinématographique. L’ours d’or était attribué à un film venu du Brésil, d’une cinématographie moribonde. Central do Brasil de Walter Salles, qui filme cette gare centrale comme un documentariste ; la gare où s’installent les protagonistes d’une vraie histoire romanesque. Une femme, écrivain public, et un petit garçon qui veut retrouver son père. La traversée du pays et du Sertao donne lieu à un voyage fait de hasards, de rencontres, de surprises qui ont enchanté le public et les jurés.

Le public de Berlin, un des plus généreux et des plus curieux, s’est laissé charmer par Jeanne et le garçon formidable, une comédie musicale, hommage à Jacques Demy. Mathieu Demy et Virginie Ledoyen, formidables, transportent un sujet grave, le sida, et les tourments des sentiments en dansant et en chantant. Les auteurs, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, ont repris et actualisé l’univers enchanté de Jacques Demy. Ils ont su créer leur propre musique, et c’est très souvent très réussi.

Comme tous les ans, les films les plus audacieux figuraient au forum, consacré au jeune cinéma du monde entier. Un magnifique Tokyo Lullaby de Jun Jchikawa jouait sa mélodie nostalgique, et des films venus de l’ex-URSS racontaient la solitude et la ferveur de gens attachés à leur terre et leurs villages malgré Tchernobyl et l’économie en déroute qui caractérisent cette région du monde sinistrée.

Le cinéma, c’est le monde ; la grande rétrospective consacrée à l’œuvre de Curt et Robert Siodmak rappelait cette vérité fondamentale. Leur œuvre éclot à Berlin et s’achève à Hollywood en transportant les brûlots de notre histoire dans l’autre monde.

Heike Hurst
émission Fondu au Noir (Radio libertaire)