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La Croissance contre l’emploi

Le jeudi 14 décembre 2006.

Si je vous dis : « Dieu est amour », vous me rirez au nez. Vous objecterez, avec quelque raison, que, pour commencer, Dieu n’existe pas. Que, quand bien même son existence pouvait être acceptée (et, ajouterez-vous, ce n’est pas le cas), rien en l’état actuel de la science ne vient corroborer une affirmation selon laquelle il serait amour, haine, soupe à l’oignon ou n’importe quoi d’autre. Vous citerez Bakounine, certainement, au passage.

Vous m’accuserez ensuite d’avoir voulu, par la juxtaposition (injustifiée, selon vous !) d’un mot chargé d’affect positif, et la répétition d’une formule lustrée par la patine des siècles, passer en contrebande mon Dieu infect. Puis vous me sommerez de me rétracter, en me laissant entendre sans équivoque qu’un recours aux voies de fait est tout à fait envisageable.

Maintenant je vous déclare : « La croissance crée l’emploi. » Je vous abuse, bien sûr, tout pareil. Pourtant, vous ne dites pas grand-chose. L’économie, c’est compliqué.

Et puis on nous le répète matin, midi et soir à la télé. Si tous les politiques, tous les économistes, tous les journalistes le disent… À la limite, c’est plutôt ça qui vous foutrait un doute : si tous les politiques, tous les économistes, tous les journalistes le disent, c’est sûrement une arnaque. Oui, vous avez raison, c’en est une.

Une première remarque, de bon sens. Le produit intérieur brut (PIB) est un instrument de mesure de la production. Il nous informe sur un « résultat », celui des heures passées à l’atelier ou au bureau, celui du travail. Si nous travaillons plus, ou plus nombreux, ou plus intensément, ou de manière plus efficace, le PIB augmente ; dans le cas inverse, il diminue.

Autrement dit, la croissance est la résultante de l’emploi, corrigée par la productivité, et non l’inverse. Si ce résultat peut devenir une cause, ce n’est que dans l’usage qu’il peut être fait du produit supplémentaire dégagé par le travail, chacun, par exemple, travaillant moins pour une même rémunération.

Mais c’est oublier que le capitalisme n’est pas seulement un mode de production. C’est aussi un régime d’exploitation. En haut de l’échelle, le patronat s’empare pour son usage de la part du lion — nous verrons ce qu’il en fait ; en bas, il est difficilement concevable de se contenter de « la même » rémunération, puisque celle-ci suffit à grand-peine à satisfaire les besoins de base. Les « fruits de la croissance » n’échappent pas — par quel miracle ? — à la lutte des classes : se les approprie qui est assez fort pour les prendre.

Les capitalistes en jouissent à leur aise, en ces temps d’hiver prolétarien. Et, donc, ils capitalisent, ils investissent, ils modernisent, ils restructurent… et ils licencient [1]. La croissance, par le mécanisme de la concurrence et la recherche de productivité, porte en elle les mutations techniques qui détruisent l’emploi humain. Les bras ainsi désoeuvrés sont supposés trouver à s’employer, et venir accroître encore la production.

En second lieu, l’instrument ne nous renseigne pas du tout sur la « qualité » du résultat, c’est-à-dire la capacité de ce qui est produit à répondre de manière efficiente à un besoin. Produire des milliers de tonnes d’acier et les transformer, mettons, en un porte-avions dont l’utilité est douteuse, compte tout autant que créer la même valeur en logements, vêtements, nourriture ou objets de plaisir. Mieux : quand le funeste instrument donné des preuves de son efficacité, la reconstruction des routes, ponts, bâtiments et autres sera, de nouveau, comptée dans le PIB.

Cette question de qualité a des implications plus quotidiennes. Permettez-moi, en guise d’exemple, d’emprunter un détour. J’ai chez moi quatre chaises. J’en tiens deux de ma grand-mère, quelques morceaux de bois emboîtés et collés. Celles-là servent depuis un demi-siècle, et je n’hésite jamais à monter dessus pour changer une ampoule. Les deux autres me viennent de mes parents, qui les ont achetées à la fin des années soixante : tube d’acier et Formica, elles ne tiennent qu’à un fil et nul ne se hasarderait dessus autrement que sagement assis. Elles n’ont que trente ans et vont vers leur trépas. Ces meubles correspondent tous à la catégorie de ce qu’un ménage sans grands moyens pouvait se payer à l’époque où ils furent achetés. L’équivalent moderne se trouve dans les grandes surfaces parfois scandinaves. Leur valeur marchande est en gros identique, leur valeur d’usage nettement inférieure de génération en génération. Ils durent infiniment moins et cela ne doit rien au hasard.

L’ennemi de la production de masse, c’est la saturation du marché qu’elle porte en elle. La diffusion de biens durables, dont l’usage se perpétue dans le temps, cesse d’être envisageable à mesure que les investissements nécessaires à la production augmentent. Si une usine peut produire un million de chaises, alors il faut vendre un million de chaises. Si une chaise dure cinq ans au lieu de vingt, alors on en vendra quatre fois plus. Et l’usine sera rentabilisée quatre fois plus vite. La logique de croissance impose, paradoxalement, de satisfaire de moins en moins bien les besoins à mesure qu’on est capable d’en satisfaire plus.

La formule « la croissance crée l’emploi » est vicieuse à plus d’un titre. Non contente d’être une insulte à la raison et à la statistique, elle passe, en contrebande comme le Dieu malpropre du début, l’idée que la production vaut pour elle-même, indépendamment de sa capacité à satisfaire les besoins humains. Elle affirme que l’emploi tel qu’il est, aussi inutile, aussi nuisible ou aussi pénible soit-il, est désirable.

Une société sainement construite s’inquiéterait de répondre aux besoins des individus qui la composent, en fonction non seulement des capacités techniques et des limites naturelles, mais aussi de la bonne volonté des intéressés à se soumettre au travail. Rompre avec la croissance, c’est remettre l’économie à l’endroit, au service des êtres humains, c’est choisir de consacrer moins de temps au labeur. Produire moins et vivre mieux. Les possédants mènent la Terre à sa ruine et l’humanité à sa perte. Ils nous usent dans une course sans fin et sans raison. Nous pouvons leur arracher les moyens de production, reprendre le monde à notre compte.

Max Lhourson


Le PIB

Quand on parle de croissance, c’est à l’évolution du Produit intérieur brut, qu’on s’intéresse. Ledit PIB est, selon le Dictionnaire d’économie de C.-D. Échaudemaison, l’“ agrégat de la comptablilité nationale fournissant une mesure de la production ; il est égal à la somme des valeurs ajoutées, augmentée de la TVA grevant les produits et des droits de douane nets des subventions à l’importation ”.

Selon le même ouvrage : “ La valeur ajoutée brute (VAB) est égale à la valeur de la production moins la valeur des consommations intermédiaires. ” Sous ce dernier vocable se cache “ la valeur des biens et services totalement transformés (planches pour une table) ou détruits (électricité) au cours du processus de production. ”

Merci, Claude-Danièle !


La loi du nombre

Voyons ce que disent les chiffres, des statistiques tout à fait récentes (source Insee). En 1998, le PIB s’élevait à 1 324,6 milliards d’euros, et la population active occupée à 23 491 700 personnes. En 2003, à 1 585,2 milliards d’euros pour 2 5146 500 actifs. Le PIB a crû de 19,67 % ; l’emploi de 7,04 %. L’écart s’est creusé de 12,5 points en quelques années. Déjà, le lien entre croissance et emploi paraît plus ténu : si la première “ crée ” le second, ce n’est pas, dans les faits, à un rythme identique.

Dans la statistique récente, il n’existe aucun cas où l’emploi ait progressé plus vite, ou même aussi vite que le PIB. Si on se penche sur les évolutions annuelles, il n’y a qu’en 1993, année de récession, qu’on observe une baisse un peu plus rapide du PIB que de l’emploi : — 0,9 % contre — 0,6 %. Retour à la “ normale ” en 1994, où le PIB a augmenté de 2,1 % par rapport à l’année précédente, tandis que l’emploi reculait de 0,8 %. Même chose en 1997 : + 1,9 % pour le PIB, — 1,2 % pour l’emploi. Et pourtant personne n’allait alors clamant “ La croissance détruit l’emploi ! ” Au contraire.

L’industrie automobile a connu ces dernières années une croissance remarquable : on a produit en France en 1990 329 5000 véhicules. En 2004, 5 168 000 (données CCFA et Insee). Dans le même temps, 22 00 emplois disparaissaient (de 253 200 à 230 800). Production en hausse de 56,84 %, emploi en baisse de 9,9 %.


[1Une part de l’investissement file aussi vers les pays dits « émergents », où elle sert à bâtir et faire tourner des bagnes sans nom. On pourrait croire que l’emploi perdu c« hez nous » se retrouve là bas, peut-être multiplié. C’est oublier que le phénomène s’accompagne des mêmes transformations que celles qui ont bouleversé l’Europe : destruction des structures sociales rurales traditionnelles, prolétarisation massive et paupérisation en conséquence. Si l’on admet même que ces pays connaîtront un développement comparable à celui de l’Occident — ce qui est peu probable étant donné la finitude des réserves énergétiques et minérales de la planète — rien ne laisse imaginer que les restructurations que nous avons connues ici leur seront épargnées. Déplacer les problèmes n’a jamais été les régler.