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Dix avril : des banquets contre les interdits religieux

Le jeudi 9 avril 1998.

Depuis 130 ans les anticléricaux banquettent le jour du « vendredi-dit-saint ». Cette année, ce sera le 10 avril. C’est le moment d’organiser un de ces banquets ou de rejoindre un groupe déjà engagé dans leur préparation.

Les croyants sont libres de respecter les interdits les plus divers. Mais pourquoi auraient-ils le pouvoir de les imposer à l’ensemble de la société ? De quel droit décideraient-ils du comportement de chaque citoyenne et citoyen de ce pays ? C’est la question du cléricalisme. En matière de mœurs : concubinage, divorce, homosexualité, contraception, avortement… le pouvoir abusif d’un quelconque clergé est tout aussi inacceptable que dans les institutions ou à l’école. C’est pour affirmer cette idée-force que des laïques ont organisé des banquets violant délibérément les interdits religieux.

Contrairement à ce que pensait le pamphlétaire catholique Louis Veuillot, qui nous appelait ironiquement « libres mangeurs », cette initiative ne vient pas de la Libre Pensée organisée. De même, elle n’en a pas le monopole, même si elle assume la tenue de la plupart de ces banquets [1].

L’idée est née dans les milieux intellectuels de la fin du XIXe siècle. C’est le célèbre critique littéraire Charles Sainte-Beuve qui, le vendredi 10 avril 1868, offre à ses amis un dîner « gras » (avec des aliments interdits, notamment de la viande). Étaient présents : Ernest Renan (auteur de La Vie de Jésus et animateur de la revue La Liberté de penser), Gustave Flaubert (Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet…), Hippolyte Taine (Les Origines de la France contemporaine, Histoire de la littérature anglaise…), Edmond About (L’Homme à l’oreille cassée…). C’est la fine fleur de la critique rationaliste qui crée ainsi l’événement, le « scandale » selon la presse conservatrice qui en fait un beau battage.

Dès l’année suivante, la Libre Pensée organisée reprend l’idée à Paris. En 1870 on saucissonne à Paris, Lyon, Marseille, Dijon, Le Creusot. Un flottement suit la répression de la Commune dans laquelle les anticléricaux furent très engagés. Mais les initiatives se multiplient ensuite à travers la France. On compte à Paris 650 convives en 1889 et 1000 en 1890, pour des festivités présidées par Octave Mirbeau. La plupart des banquets sont donc organisés par des groupes ou des associations de libres penseurs, mais il y avait des exceptions : une loge maçonnique de façon indépendante, ou des organisations (Ligue des droits de l’homme, Jeunesses communistes…) et surtout de nombreux groupes libertaires.

Pourquoi des banquets ?

Les banquets du vendredi dit « saint » se caractérisent par leur anticléricalisme. Il faut même dire que l’anticléricalisme est leur raison d’être. Cette critique publique et gourmande est parfois mal comprise, même chez nos amis. On nous reproche la date (celle du vendredi qui précède Pâques) comme trop agressive. On nous reproche le style (parodie et satire) comme trop vulgaire.

Rappelons d’abord la justification principale de ces agapes critiques et leur histoire. Il serait ridicule de réduire l’étude d’une religion aux interdits qu’elle véhicule. L’interdit général sur la sexualité par le christianisme, l’existence de listes officielles d’interdits dans le judaïsme (il y en a 365) et dans l’islam (il y en a 70) rendent toutefois intellectuellement légitime la réflexion sur ce sujet [2]. Elle est aussi politiquement indispensable.

Le cycle de Pâques est primordial pour les chrétiens. C’est le sommet de l’année liturgique. La période de plus de trois mois qui va du mercredi des Cendres à la Pentecôte affirme les dogmes de la Passion, de la mort et de la résurrection de Jésus, célébrés de façon plus ramassée chaque dimanche. C’est la croyance en ces dogmes qui fait le chrétien. Ce recueillement personnel et ces célébrations collectives sont, du point de vue laïque, respectables et légitimes. La liberté du culte est garantie par la laïcité. Elle est une des dimensions de la liberté de conscience de chaque citoyen.

La date de Pâques, fête mobile, est traditionnellement fixée au dimanche après la pleine lune qui suit le 21 mars (équinoxe de printemps). Le carême (du latin quadragesima qui signifie quarantième ou quarantaine) désigne la période de quarante jours (dimanches non compris) qui précède Pâques. Peu suivi de nos jours, le carême était comparable, par la rigueur de ses interdits, au ramadan musulman. C’était une période de jeûne, plus ou moins rigoureux, en particulier pour la viande, et d’abstinence sexuelle obligatoire pour tous. Et c’est là que les laïques ne peuvent que s’insurger. Pendant des siècles, furent interdits les jeux, les spectacles, la danse et parfois, même… le rire ! C’était une période de deuil collectif imposé, précédant d’ailleurs, curieusement, la date de la mort supposée, au lieu de la suivre.

On conçoit que ces pénitences suscitèrent une résistance populaire : ce fut Carnaval. En partie héritier des fêtes grecques de Dionysos (Bacchus pour les Latins), Carnaval — et la mi-carême — manifeste avec la plus grande vigueur la joie de vivre face aux macabres coutumes chrétiennes. Carnaval « n’a pas cessé d’être condamné comme une manifestation païenne, comme une œuvre de Satan. »

Une lutte ancienne

On a aujourd’hui oublié l’âpreté de la lutte qui fut nécessaire pour se dégager, à peu près, de ces interdits.

L’organisation de nos banquets, le jour décisif du vendredi dit « saint », est une des dimensions de cette lutte. L’ironie, la satire, la caricature, qui sont des arts légitimes dans le cadre d’une controverse, furent et restent nécessaires. La liberté d’expression ne saurait être limitée par un prétendu « blasphème ». Celui-ci reste pourtant illégal dans dix pays d’Europe.

Sait-on que le droit élémentaire d’être enterré civilement ne fut acquis qu’après des décennies de militantisme ? Sait-on que la coutume, courante dans l’Antiquité gréco-latine, de la crémation des corps fut prohibée tout au long du Moyen Âge et bien après ? Les quelques tentatives sous la Révolution française n’aboutirent à une loi qu’en 1886 !

Bien qu’il y ait toujours eu des libertins et des libertines, la fameuse libération sexuelle est toute fraîche. Son inscription, imparfaite, dans la législation qui a suivi l’évolution des mœurs, malgré l’opposition farouche des conservateurs de tout poil, reste fragile. Il s’agit pour l’essentiel de neuf grandes lois, de 1967 (autorisation de la contraception moderne : pilule, stérilet…) à 1985 (sanctions contre les discriminations en prestations et services en fonction des mœurs…), en passant par la liberté de l’avortement, l’éducation sexuelle, la lutte contre le viol et le harcèlement sexuel, le droit à l’homosexualité…

Non au retour des interdits

On pourrait s’imaginer, à constater la lente évolution des mœurs et des lois vers plus de liberté, de responsabilité, que le progrès est inéluctable, au moins dans ce domaine. Plusieurs événements récents nous détromperaient rapidement : les interdits religieux sont de retour. On attaque la liberté d’expression sous prétexte de « blasphème » (Scorsese, Rushdie…). Sous l’impulsion des puissants fondamentalistes protestants américains dont, en Europe, on sous-estime souvent le puritanisme, les libertés de contraception et d’avortement sont remises en question avec des campagnes de plus en plus virulentes.

Ce retour des interdits, de la volonté de les imposer à l’ensemble de la société, du cléricalisme au sein de tous les monothéismes, nous impose une réflexion sur la nature de ces religions. Le choix de la date de Pâques chrétiennes viennent de la Pâque juive : Pessah qui, en hébreu, signifie « passage ». Pessah commémore le passage de l’ange exterminateur des premiers-nés égyptiens.

À l’égal de la protestation contre les interdits religieux, la seconde justification de nos banquets est le plaisir de festoyer entre amis. Les deux préoccupations sont mêlées et on s’amuse en revendiquant. Les menus parodiques sont de rigueur. Aujourd’hui, les traditionnels « potage calotin » et « saucisson du vicaire » sont assortis de « rôti de porc sauce ayatollah », « salade du rabbin » et « sorbet glacé puritain ».

C’est un fait étrange que les ethnologues constatent sans vraiment l’expliquer : autant le cochon est apprécié en Europe et en Chine, autant il est l’objet d’horreur dans les cultures monothéistes : judaïsme et islam. Ce tabou rigoureux, n’a pas réussi à s’imposer dans le christianisme. Pourtant, si on en croit Le Nouveau Testament, Jésus manifestait la même détestation. « Ne jetez pas de perles aux pourceaux » (Matthieu, VII, 6). Et il aurait chassé des « esprits impurs » dans de pauvres porcs qui se noyèrent ensuite (Marc, V, 9-7).

Pour nous le « cochon » symbolise à la fois le goût de la bonne chère et de la belle chair. Tout ce qui est interdit par ces religions. C’est pourquoi ce noble animal est à l’honneur dans nos banquets.

Lucifer


[1Il y aura au moins un banquet par département. On peut se renseigner en téléphonant au 01 46 34 21 50. Sinon… quoi de plus facile à organiser qu’un banquet !

[2C’est l’objet d’une trentaine d’articles réunis dans le numéro 11 de la revue Panoramiques : « Mon Dieu, pourquoi tous ces interdits ? » éd. Corlet. 200 p. 76 FF. En vente à la librairie du Monde libertaire.