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Du revenu garanti comme auto-régulation du capital et gestion des contradictions de classe

Le jeudi 16 avril 1998.

Un des particularismes actuels du capitalisme est que ses profits sont essentiellement spéculatifs. Ce n’est pas un problème en soi pour le capital : tant que ses profits s’engrangent, il ne voit pas plus loin. Mais la dernière crise boursière démontre que ce n’est pas sans danger. Et quand Nike déclare que les coûts de production des quatre dragons sont déjà trop élevés, on se demande jusqu’où tout cela peut aller.

La crise actuelle du capital est liée à sa restructuration. L’enjeu est de réussir cette dernière sans créer une instabilité menaçante pour la survie du capitalisme. Pour l’instant la coercition et l’apathie l’ont soutenu, mais il saura en temps voulu utiliser des moyens plus fins. Une chose est sûre : le rôle de l’État comme instrument régalien et essentiellement de maintien de la paix sociale a aujourd’hui toute son acuité.

Des origines à la « crise »

Au début du capitalisme, l’État a en charge d’étendre les infrastructures dont a besoin le développement du capital. Une des contradictions d’alors est de ne pas pouvoir — sauf dans certains cas — prendre en charge ces investissements primaires. Notamment parce que le marché dont il a besoin n’existe pas encore complètement. Tous les développements économiques et technologiques seront donc à cette époque liés aux besoins du capital. N’oublions pas que l’État est complètement lié à la bourgeoisie, la position et l’évolution de l’État comme du capital sont donc aussi de la même classe. À cette époque, l’État est là pour asseoir la mise en place du capitalisme, la constitution d’une classe homogène et la partition de la société.

Après la crise de 1929, le capitalisme se laisse influencer par les thèses keynésiennes, et la montée de l’État-providence. Outre toujours la tâche régalienne du maintien de la paix sociale, l’État devient un moteur du capitalisme comme régulateur du marché et de ses contradictions.

Après l’intermède des guerres impérialistes de 1939-45, cet État-providence se renforce. C’est la fameuse période des « Trente glorieuses ». Le capitalisme est florissant, la propagande est à l’avènement d’une société de la « classe moyenne » où tout le monde y serait beau, où les rapports de classe ne seraient plus conflictuels puisque régnerait la classe moyenne où chacun aurait sa chance… Mais malgré cela, les conflits de classe s’exacerbaient, les niveaux de vie des pauvres et des riches augmentaient, mais celui des riches plus et plus vite que les autres. L’explosion mondiale de 68 — bien que masqué par le spectacle de la révolte étudiante — en est un signe.

Puis vint la mauvaise blague de la « crise ». Ce qu’il est important de dire c’est que ce phénomène n’est en rien une fatalité ou la faute à pas de chance. La période de crise commencée au début des années 70 correspond à une période de restructuration du capital. En fait, le capitalisme change régulièrement de forme (c’est une des explications des cycles de Kondratieff, c’est-à-dire les périodes de récessions-croissances qui se suivent au cours de l’histoire du capitalisme). Le fond reste bien ancré, mais là l’organisation et la forme structurelle ont évolué depuis 30, 60 ou 100 ans. Nous sommes donc dans cette période où le capitalisme fait peau neuve. Ce qui l’amène à de nouvelles contradictions, à rendre caduques certaines formes de travail, certains besoins… Mais tout cela ne le remet pas en cause, le chaos perpétuel de la vie du capital est même une de ses forces.

Une des caractéristiques actuelles est de ne pas avoir besoin d’une grande masse de travail pour augmenter la productivité et la plus-value. Tout au moins dans les pays riches de l’OCDE. Après l’hypertrophie du tertiaire, nous sommes passés dans une économie du quaternaire — c’est-à-dire le travail à forte valeur en savoir (haute technologie, recherche et développement…). Ce qui pose le problème, d’un point de vue social mais pas pour le Capital, de la mise sur la touche d’une grande partie de la population. Population qu’il va falloir continuer à contrôler.

L’adaptabilité du capitalisme

Aujourd’hui, dans les perspectives de son développement, deux questions se posent au capitalisme. Comment va s’autoréguler le marché ? Et quelle forme doit prendre le contrôle social ? Bien sûr, des réponses sont déjà données chaque jour par l’existence de l’économie et de cette société. Le marché tourne et le contrôle social noue le subissons tous et toutes. Mais les réponses ne sont jamais définitives et la réorganisation du capital entamée à la fin des Trente glorieuses n’est pas encore achevée. Le marché trouve son équilibre au sein des pressions extérieures, des évolutions, en ce sens il s’autorégule. Même si la période de l’État-providence est derrière nous, le rôle de l’État et des installations dans le fondement de l’économie n’est pas négligeable.

Les théoriciens du capitalisme — autrement appelés néo-classiques — avancent cinq hypothèses qui doivent poser le cadre de la vie et du développement du capital. Ces hypothèses sont celles de la concurrence pure et parfaite. C’est celle de la mobilité (une entreprise peut passer d’une production à une autre, donc pas de barrière entre les marchés), celle de la flexibilité des prix (donc pas de SMIC), celle de l’atomicité (c’est-à-dire pas de monopole, le prix n’est qu’un paramètre qui se fixe par la confrontation de l’offre et de la demande), celle de l’unicité du prix, celle de la libre circulation de l’information et on pourrait rajouter celle de l’homogénéité (produits identiques entre eux sur le marché, donc pas de marketing et instantanéité de l’échange). Pas la peine d’aller plus loin pour dire que toutes ces hypothèses ne sont pas respectées. Et pourtant le capitalisme existe bien. C’est une de ses contradictions qu’il gère très bien. Les néo-classiques sont les têtes pensantes de l’économie libérale, ce n’est pas un hasard si les plans structurels du FMI sont tablés sur leur théorie.

Le capitalisme s’accommode de beaucoup de choses (les bolcheviques en Russie, par exemple, n’ont en fait pas entravé son développement). Il a une capacité d’intégration même de ce qui est le plus subversif. Nous voyons bien que ce qui peut être considéré comme ses lois, même si elles ne sont pas respectées, ne l’empêche pas de se développer.

Si les cinq hypothèses néo-classiques étaient appliquées, ce serait un désastre social et donc un facteur d’instabilité. Le capitalisme a cette fonction de s’adapter aux conditions extérieures, mais aussi d’influer sur ces conditions.

Revenu garanti contre paix sociale

Ce qui est important pour la survie du capital, c’est la paix sociale. C’est une des tâches majeures du rôle régalien de l’État. Le revenu garanti peut-être un facteur de régulation du capital dans le sens où il peut stabiliser la situation.

On le voit la canalisation des populations est un enjeu de survie pour le capital. Que ce soit en construisant des prisons ou, comme dans les mégalopoles américaines, en élevant des passerelles pour que les Yuppies n’aient pas à marché dans la rue. Le revenu est sûrement un moyen plus sûr de contrôle social. Un des rôles du travail a été de maintenir la population dans la soumission et la crainte. Puisque les conditions économiques ne permettant plus de mettre tout le monde au travail, il va bien falloir trouver autre chose.

Loin d’abolir ou de remettre en cause le salariat, le revenu garanti le renforce. Seul l’État est en mesure de l’attribuer. Et cela pose le problème du rapport à l’État qui est avant tout un rapport individuel, alors que le rôle de l’État fait partie d’un rouage plus large. C’est-à-dire que l’État sert avant tout des intérêts de classe, opposés à ceux et celles qui subissent. Rester dans un rapport individuel, c’est nier ce rapport et donc ne jamais pouvoir le dépasser. L’obtention d’un salaire social ne se fera alors jamais sans contrepartie. En plus de la menace que pourra faire peser l’État, il nous feront aussi le coup des activités socialement utiles, et il sera difficile d’y échapper…

Outre que le revenu peut être la solution pour maintenir le contrôle et la paix sociale, il permet aussi au capital de dépasser ses contradictions actuelles. Notamment de gérer la restructuration du travail. L’économiste Yann Moulier-Boutang, défenseur du revenu, le présente comme un « filet de protection » permettant le développement de l’économie libérale. Il va même l’introduire comme un élément de relance économique et fini par affirmer que « le revenu garanti est un facteur de création d’emplois normaux. »

Pour aller plus loin dans l’intégration du revenu au fonctionnement du capitalisme, Yann Moulier-Boutang — toujours dans son texte Un nouveau New Deal — est en marche dans l’insipide journal Occupation, nous démontre que le revenu s’adapte au nouveau salariat qui est « une économie du travail intermittent, d’un travail omniprésent… »

On voit que le revenu garanti n’est pas porteur d’émancipation sociale. À peine une réponse d’urgence que nous pouvons laisser aux gestionnaires. Il est clair qu’en tant que classe nous devons nous battre sur des luttes concrètes comme les coupures EDF, les ouvertures de squat… même si ce n’est pas la panacée face à la force du capital. Mais nous n’avons rien à revendiquer puisque l’enjeu n’est rien d’autre que la réappropriation de nos vies. Nous avons juste à arracher ce dont nous avons besoin, et c’est dans ces moments que la dynamique de la lutte s’ouvrent alors les perspectives de se débarrasser du poids des rapports marchands du productivisme, de la maximisation de chaque seconde. C’est là que se tisse l’entraide, qu’enfin tout appartient à tous, que les échanges se font sur les besoins communs… et tout ce qu’on aura à imaginer.

Tranquillou