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Cinéma

Mossane

Safi Faye
Le jeudi 16 avril 1998.

Mossane, film d’une grande beauté visuelle, est un film issu d’un combat long et harassant entre la réalisatrice, Safi Faye, les producteurs et les coproducteurs du film. Après six ans de lutte, la réalisatrice a récupéré son négatif. Elle a pu monter son film tel qu’elle l’entendait, alors qu’il avait été tourné en 1990.

Safi Faye est surtout connue pour son premier film, Lettre paysanne (Kaddu Beykat), une chronique du travail des femmes de son village. Elle dénonçait avec vigueur l’impact de l’effondrement des cours mondiaux de l’arachide sur la culture, la vie du village et sur l’économie familiale. Elle obtient avec Lettre paysanne le Prix de la Critique à Berlin en 1976 et le Prix Georges-Sadoul en 1975. Le film suivant approfondit cette chronique villageoise en faisant parler un ancien, son grand-père, d’ailleurs. Le titre de son film est en français Grand-père raconte. De son premier film, fauché, porté néanmoins par la vigueur du contenu, elle passe à la couleur, et fait raconter son village par les vieux, les anciens, avec cette simplicité unique qui correspond à la tradition orale et au charme des récits improvisés sous le baobab.

Mossane est le récit de la belle Mossane, promis à un vieux riche, qui est amoureuse d’un jeune étudiant sans le sous. Elle s’offre au fleuve qui la ramène morte à ses parents. La cinéaste a mûri, son regard s’est aiguisé, mais son film, peut-être à cause de sa construction très dépouillée, reste étrangement figé dans sa beauté.



M.L. : La jeune fille, d’une beauté exceptionnelle, où l’avez-vous trouvée ?

S. F. : Elle ne vient pas du village où nous avons tourné. On a fait un casting et on ne trouvait pas de fille qui convenait. Or, cette fille que je cherchais vivait dans la rue où j’habite. Quand on a fait le casting, elle passait par là. Donc, on s’est dit, si l’on essayait, ma fille la connaissait d’ailleurs. Les essais étaient bons comme quoi, on peut chercher partout, et ce qu’on veut existe tout près de chez vous.

M.L. : Vous faites jouer des acteurs ou les habitants du village ?

S. F. : J’ai fait jouer tous les habitants du village. Mais j’ai mêlé à eux des acteurs venus de la ville. À Dakar, il y a de grands acteurs qu’on ne sollicite jamais. Ceux qui jouent la mère, le patriarche, Fara et l’oncle, ce sont de grands acteurs. Mais ils n’avaient jamais encore joué des villageois.

M.L. : Dans Lettre paysanne et dans Fad,Jal il y avaient des scènes très énergiques, très gaies. Mossane en revanche, c’est tragique. Pourquoi ce parti pris ?

S. F. : Il n’y a pas de lien entre mes trois long métrages. Aucun film ne dépend de l’autre, On peut dire que c’est mon écriture cinématographique qui, à travers les images, établit un lien. Ceci dit, Lettre paysanne n’est pas un film gai, puisqu’il souligne une situation économique terrible. Fad,Jal est un film historique et pour Mossane, j’ai tout inventé.

M.L. : La construction de votre film et de ses plans révèlent une grande liberté…

S. F. : Je pense qu’il faut beaucoup d’années pour atteindre ce genre de liberté. Quand je pense, Mossane date de 1982, je crois que j’ai commencé l’écriture en 1982. On écrit, on reprend, on arrive à dire « bon, je ne peux plus aller plus loin » donc le film doit être réalisé. J’écris comme quelqu’un qui écrit un roman. En restant fidèle à mon récit, je cherche les images. Ce film a un story board complet. C’est mon premier film où j’ai procédé ainsi. Il y avait toujours un story board, du début à la fin des films, en fonction des images que j’avais écrites. Mais pour Mossane, le story board a été intégralement conçu avant le tournage

M.L. : On m’a parlé de la difficile histoire de production de votre film…

S. F. : Et pourtant, j’ai dit à tout le monde que c’est une page tournée. Que chacun essaie de comprendre pourquoi les images que vous avez vues aujourd’hui ont été intégralement tournées en 1990. Car ces images, je n’ai pu les monter que cette année. On ne peut avancer quand il y a des choses comme ça, on ne peut faire autre chose ou poursuivre sa carrière. Aujourd’hui, je veux juste me libérer de ce film et pouvoir en faire un autre. Puisqu’on dépend d’une œuvre, tant que cette œuvre n’est pas achevée, on ne peut créer. Maintenant je veux me libérer de ce film, je ne veux plus retourner en arrière. Les producteurs et les coproducteurs peuvent dire ce qui s’est passé. Ils ont tous les dossiers. La ZDF, la 2e chaîne allemande est impliquée aussi.

M.L. : Néanmoins avez-vous terminé votre projet en restant fidèle au projet initial ?

S. F. : Oui, entièrement. Chaque image est comme elle a été écrite et dessinée.

M.L. : Pourquoi cette jeune fille est fatalement victime, sacrifiée ?

S. F. : Pour moi, c’est la plus belle fille du monde, mais elle n’appartient pas à ce monde. Donc, elle retournera là où les gens qui sont beaux, purs et innocents. Elle n’appartient pas à ce monde.

M.L. : Pourtant son destin pourrait être celui de beaucoup de jeunes filles en Afrique.

S. F. : Ça, c’est votre imagination, ce n’est pas la mienne. Mon imagination n’est pas allée jusque là. Je refuse qu’on fasse un lien entre Mossane que j’ai inventée, imaginée et créée et la réalité africaine. Je refuse cela et comme je l’ai déjà dit, Mossane vient de mon imagination. J’ai tout inventé, rien ne vient de l’Afrique, mis à part mon imagination en tant qu’Africaine. Personne ne pose aucune question quand passent des films à la télévision où ne déambulent que des fantômes ! Dès que l’autre vous dit, qu’il a vu, même s’il a entrevu un rêve, un ailleurs, à partir du moment qu’il a imaginé les choses de la sorte, il ne faut pas poser des questions.

La fiction, c’est une pensée qui va de plus en plus loin. Peut-être que j’ai fait trop de films basés sur la réalité et ce sont ces films là qui m’ont fait connaître. C’est pourquoi je refuse de faire un lien entre la réalité et l’imagination, c’est une fiction pure et simple. J’ai tout imaginé et j’ai fait jouer par de grands acteurs ce que j’ai imaginé. Tout est de la fiction.

M.L. : Il y a une grande liberté dans votre film, les paysages sont traités comme des personnages…

S. F. : Le chef opérateur est allemand. Jürgen Jürges a travaillé avec FaBbinder et d’autres auteurs du « Jeune Cinéma Allemand ». On a travaillé pendant deux ans avant de tourner un seul plan. Il m’a appris à préparer un film autrement. Cela vous amène à faire des images autrement. C’était une manière de travailler que je ne connaissais pas.

Entretien réalisé par Heike Hurst — émission « Fondu au noir » (Radio libertaire)
mai 1996, à Cannes