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Pour l’égalité

un projet et des combats
Le jeudi 7 mai 1998.

En même temps que la sauvagerie du système économique continue ses ravages en se mondialisant, il faut bien constater une montée en puissance de son rejet. Ces traces de résistance et d’oppositions à cette organisation qui nous est présentée comme bénéfique et même comme la fin de l’histoire, sont multiples et encourageantes pour qui sait les déceler.

Sur le plan de l’opinion et de la pensée, on note la progression du lectorat des journaux qui dénoncent le libéralisme et les maîtres du monde. Des intellectuels (parmi les plus connus : Bourdieu, Jacquart,…) opposés à l’ordre dominant sont connus et lus par le grand public. Des livres dénonçant l’État de nos sociétés sont des succès en librairie : L’Horreur économique, Que la guerre économique est jolie, Les Nouveaux chiens de garde…

Résister à quoi ?

Sur le plan politique, il faut noter que la revendication antilibérale devient un point de référence pour de nombreux mouvements sociaux et politiques du monde entier. En plus, ces résistances sur le plan de l’opinion et de la pensée s’accompagnent de revendications sociales fortes, qui visent de plus en plus l’autonomie par rapport aux pouvoirs, qu’ils soient économiques ou politiques.

Pour autant, il convient de regarder les événements avec du recul. Car les critiques, justifiées, contre le libéralisme ne dépassent pas le stade d’un refus de cette forme particulière du capitalisme. À y bien regarder en fait, on trouve en filigrane de cette contestation une certaine nostalgie pour un capitalisme à « visage plus humain », où les travailleurs auraient une prétendue influence sur les décisions économiques et politiques prises, un capitalisme « à la française » presque national, avec un État-Providence presque paternaliste au rôle directif dans la gestion de l’économie et avec à sa tête une « gauche plus juste »,… Mais la dénonciation du libéralisme est une chose, le rejet clair de l’organisation économique et politique installé par le capitalisme et les États en est une autre.

Ainsi, Bourdieu, dans le Monde diplomatique de mars, lance une nouvelle charge contre le système triomphant pour mieux réclamer l’institution d’un… « État national […] ou supranational (étape vers un État mondial), capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers […] ». Dans ce même numéro du « Diplo », on trouve un article (« La Nation contre le nationalisme ») qui pose l’idée de nation comme « recours contre la barbarie de la mondialisation » ! Ailleurs, dans un hebdo très lu jusque dans nos rangs, on rencontre des articles qui font des SEL (Systèmes d’échanges locaux) des créations du plus odieux libéralisme, puisque les SEL tentent d’organiser une économie parallèle en court-circuitant l’État ! Dans ces différents cas de figure, il n’y a aucune réflexion pour un dépassement du capitalisme. Pis, l’idée de nation y est réhabilitée à travers la justification d’un mécanisme étatique de régulation des marchés. Plus généralement, on accepte le principe de la spéculation et de la richesse, à condition qu’il soit davantage taxé. La belle affaire ! Allons, faisons-nous à l’idée que toute l’opposition antilibérale n’est pas révolutionnaire, mais qu’il faut en tirer profit pour notre démarche libertaire.

Lutter pour quoi ?

Dans ce contexte où la remise en cause de l’ordre libéral dominant ne s’accompagne pas d’une remise en cause authentique du capitalisme, en même temps que la multiplication et le renforcement des luttes, il y a un sentiment d’impuissance qui semble émerger parfois. Nous avons tous rencontré ces militants (syndicaux, associatifs…) qui ne savent plus vers quoi canaliser leur démarche : ils sont en recherche d’un projet global dans lequel leurs efforts pourraient s’insérer, mais ne le trouvent pas. Ils sont en errance, condamnés à s’acoquiner avec les expulseurs de sans-papiers ou de chômeurs en lutte au gré des changements politiques. Comment un défenseur des libertés arrive-t-il encore aujourd’hui à justifier le caractère de plus en plus répressif de l’État ? Comment les gens qui défilent contre le FN font-ils pour fermer les yeux sur les charters de Chevènement ? Comment un syndicaliste fait-il pour inscrire son combat au sein d’une société où les forces d’argent et d’injustice sociale sont toujours dominantes ? Les militants antiracistes ne sont-ils là que pour rappeler à l’État les limites juridiques de ses pratiques racistes constantes à travers les âges ? Toutes ces contradictions, que les gens vivent plus ou moins bien individuellement, ne génèrent que démission et désabusement. Et à chaque fois, parce qu’on ignore un projet politique fort, fédérateur et structurant les luttes d’hier et d’aujourd’hui, il faut rebâtir, tout reprendre à zéro à chaque nouveau mouvement en perdant donc la somme des expériences passées. Pendant ce temps, le monstre capitaliste continue à avancer et met l’État et la société sous surveillance pour empêcher toute contestation sociale.

Proposer quoi ?

Nous avons à proposer un projet global qui concentre et fasse s’exprimer les résistances, qui dépasse une critique du seul libéralisme, qui dresse un bilan sans concession des effets conjugués du capitalisme et de l’étatisme, qui permette de connecter et de fédérer des luttes sociales ou politiques, qui capitalisent et donnent du sens aux démarches militantes en recherche d’identité profonde, pour aboutir à une dynamique réellement émancipatrice.

Les militants anarchistes doivent prioritairement sans doute travailler à la mise en relation des différents aspects de la contestation sociale pour mieux la radicaliser et la généraliser. Concrètement, il faut amener les chômeurs à s’intéresser à la situation des établissements scolaires de la région parisienne ; faire toucher du doigt aux élèves et à leurs enseignants en lutte que la politique d’apartheid éducatif et social dont ils sont victimes est sous-tendue par une vision « économiciste » de la société par l’État, la même vision que celle qui justifie d’abord la venue d’immigrés puis leur expulsion, etc. Ces points de jonction peuvent se constituer dans le débat idéologique, dans l’investissement aux côtés de ceux qui luttent, dans la structuration de mouvements autonomes mais organisés, dans la constitution de « lieux » où les gens peuvent se rencontrer pour échanger et mettre en commun leurs expériences (Maison des ensembles, vision moderne et élargie des bourses du travail du début du siècle).

Tout ceci pour s’acheminer vers un projet que nous baptisons « société libertaire ». Mais il faut aussi pour cela que nous, anarchistes, redémarrions les débats à caractère constructif ; il nous faut nous réapproprier notre propre histoire et notre projet pour mieux le connaître et se sentir plus fort quand il faut le décliner sous forme de parole publique (tracts, brochures, réunions…).

La tâche est vaste, soyons en conscients. Mais c’est à ce prix seulement que l’opposition antilibérale deviendra une opposition radicale au capitalisme et aux puissants de ce monde.

Daniel
groupe du Gard