S’opposant historiquement aux réformistes de tous poils et autres adeptes de la stratégie parlementaire ou de la dictature du prolétariat, les anarchistes demeurent aujourd’hui seuls à prôner la voie révolutionnaire pour accéder à une société égalitaire. Encore faut-il s’entendre sur le terme de « révolution ».
Certes, l’ensemble des organisations politiques de gauche ambitionne de conduire l’humanité vers des temps meilleurs — avec ces petits trémolos dans le discours comme il sied à l’humanisme charitable de la bourgeoisie chrétienne. Mais le projet, lorsqu’il y en a un, a déjà subit, qui dix ans de gestion socialistico-réaliste dans les dents, qui quelques décennies de cauchemar soviétique dans le foie. Et c’est donc forts de l’expérience tirée de l’épreuve combinée du pouvoir et de l’histoire que sociaux-démocrates et marxistes nous collent aujourd’hui cette double étiquette d’utopistes, en tant que libertaires d’une part, et en tant que révolutionnaires d’autre part. Mais de quoi parlons nous au juste ?
Révolution, Évolution et Réformisme
On oppose habituellement l’idée de Révolution à celle d’Evolution, en ce sens que la première implique un changement brutal, un bouleversement profond des valeurs d’une société, alors que la deuxième évoque une transformation sans heurt, un changement graduel.
Or, Révolution et Évolution procèdent d’une même dynamique, celle du changement ; et pour nous, anarchistes, ce changement doit se faire de façon égalitaire pour l’ensemble de la société. C’est là que se situe le fond du problème. Une réelle Évolution, sans heurt, ne peut se faire que dans un système où les moyens sont sensiblement les mêmes pour tous ; aujourd’hui, les écarts entre les classes sociales, entre les individus sont tels que pour accéder à une égalité économique et sociale universelle, il n’y a pas d’autre alternative que la Révolution.
En ce sens, la Révolution telle que nous l’entendons s’oppose au Réformisme, stratégie de changement de société basée sur la réforme « douce » des structures de l’intérieur, pour laquelle les sociaux-démocrates ont opté depuis plus d’un siècle. Et l’Histoire donne aujourd’hui raison aux anarchistes — qui ont toujours critiqué cette politique — puisque la logique du système n’a pas évolué d’un pouce, au contraire : l’ordre économique capitaliste n’a jamais été aussi fort et le contrôle des individus par l’état aussi oppressant. La politique réformiste avec comme objectif une société sans classe (si, si !) est donc un échec, et il faut en tirer les conclusions qui s’imposent.
Libertaire ou autoritaire, choisis ta Révolution !
Les révolutions telles que l’histoire les a maintes fois connues ne sont que les funestes répétitions de la conception marxiste du passage vers une société sans classes, à savoir : la prise du pouvoir par le parti bolchévico-prolétaro-communiste des travailleurs, une élite éclairée de militants professionnels qui conduirait les masses vers leur bonheur par le biais d’un État fort : c’est la dictature du prolétariat.
De fait, l’Histoire nous a montré que toutes les révolutions ont été suivies de dictatures, et cette constante a de quoi nous faire désespérer. C’est somme toute un réflexe classique et assez humain : suite à une période mouvementée et devant une période d’incertitude, on a tendance à confier la direction des choses à ceux qui paraissent compétents ou qui du moins prétendent savoir ce qu’ils font. Et c’est un réflexe tout aussi humain que devant l’incertitude, l’urgence à mettre en place un nouveau système et le danger d’un retour en arrière, ces nouveaux dirigeants se replient frileusement sur une solution autoritaire voire dictatoriale de gouvernement.
C’est là que les anarchistes ont une conception totalement différente de la Révolution, et c’est ce qui nous oppose principalement — encore aujourd’hui — aux marxistes : les moyens par lesquels nous voulons accéder à une nouvelle société doivent être à l’image de nos objectifs, sous peine de retomber dans les travers du passé. Pour une société libertaire, il faut une révolution libertaire !
La révolution libertaire, c’est donc l’abolition, non seulement de l’ordre économique, moral, culturel qui règne actuellement, mais aussi l’abolition de l’ordre politique basé sur l’exercice du pouvoir par une minorité ou une pseudo-majorité. Et chaque étape de la révolution doit prendre en compte ces objectifs et doit se dérouler sur des principes de fonctionnement libertaires : démocratie directe, autonomie, fédéralisme.
Une fois de plus, l’Histoire doit nous servir de leçon, et montrer aux adeptes de la minorité éclairée que les germes de la dictature se trouvent dans la moindre prétention à vouloir conduire un mouvement sous prétexte d’en mieux cerner les tenants et les aboutissants, anarchistes compris.
Révolution et propagande
Outre leur caractère autoritaire, il est une autre constante que l’on doit observer dans les révolutions, c’est leur caractère imprévisible. Aucun groupe, aucune organisation ne peut prétendre à prévoir ou à programmer une révolution (ne parlons pas ici des coups d’état dont le caractère révolutionnaire reste à discuter…). Tout au plus peut-on s’y préparer ou tâcher d’y tendre.
On peut cependant dégager un schéma général, selon lequel se déroulent les révolutions. à la base, une accumulation d’insatisfactions sur un plus ou moins long terme conduit à une ou des révoltes, souvent déclenchées par un élément mineur ou secondaire (donc imprévisible). Lorsque le rapport de forces prend une certaine proportion, ces révoltes prennent la forme d’un mouvement social plus ou moins fort, au cours duquel les acteurs bénéficient d’une expérience de lutte et de l’apprentissage d’une certaine conscience politique. C’est la valeur de cette expérience et de cet apprentissage qui incitera ou non les masses à vouloir aller plus loin. Si la perspective d’un avenir meilleur et la conscience de leur force existent, les populations en révolte franchissent alors un cap. La grève générale, les expropriations et la lutte contre la réaction des possédants constituent à ce stade un point de rupture, une révolution. Et ce sont les structures mises en place pendant ou avant la révolte qui formeront la base de la nouvelle organisation sociale et économique.
C’est en cela que la propagande des idées libertaires, la diffusion la plus large possible du projet anarchiste et l’application de nos pratiques au sein des luttes actuelles jouent un rôle fondamental. Elles déterminent dès aujourd’hui la couleur que prendra la révolution dans un avenir impossible à situer : libertaire ou autoritaire.
Une révolution libertaire pour demain ?
Aujourd’hui, la dégradation des conditions sociales et économiques, et les désillusions consécutives à la gestion socialiste ont engendré des mouvement de révolte de plus en plus fréquents ces dernières années. Un mouvement social est en train de se reconstruire, sur des bases encore floues et de façon apparemment un peu désordonnée. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que certains éléments sont récurrents et peuvent donner matière à espérer : soucis d’autonomie et d’autogestion des luttes, en dehors des partis et des structures syndicales classiques, démocratie directe avec un fonctionnement en assemblées générales souveraines, volonté de fédération horizontale des collectifs…
En clair, les individus qui prennent part à ces mouvements tiennent aujourd’hui à en maîtriser les rouages, le discours, les objectifs. Et les pratiques qui en découlent sont des pratiques libertaires ! Certes, nous sommes encore loin d’un vaste mouvement anarchiste de masse, mais force est de constater que nous en prenons le chemin de façon d’autant plus assurée que les organisations marxistes, qui jadis sclérosaient totalement le débat politique, bénéficient aujourd’hui d’un capital d’antipathie qui n’est pas pour nous déplaire.
Mais ne faisons pas preuve d’optimisme démesuré. Notre tâche consiste à l’heure actuelle à soutenir sans condition ces mouvements de luttes et à convaincre de l’importance de pratiques réellement libertaires et collectives. Il est évident que le projet communiste libertaire est encore trop peu connu pour que nous puissions envisager sa mise en application prochainement, mais les anars ont aujourd’hui une opportunité qu’ils n’ont pas eu depuis très longtemps, et il faut la saisir.
Car ne nous y trompons pas, dans l’état actuel des choses, on peut dire que tôt ou tard une révolution éclatera, avec ou sans nous. Et pour l’avenir de nos gosses, nous n’avons pas d’autre choix que de faire en sorte que celle-ci débouche sur quelque chose de meilleur. Alors, une révolution libertaire pour demain, peut-être pas, mais pour après-demain ?
Groupe Jules-Vallès