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Travail précaire

esclavage moderne
Le jeudi 14 mai 1998.

Des contrats à temps partiel aux heures supplémentaires à répétition en passant par les licenciements massifs, le patronat dispose d’un panel d’options propres à faire rimer partage du temps de travail avec profits maximum. La loi Aubry leur permettra même de gagner du terrain sur l’annualisation du temps de travail et de généraliser ce qui existe depuis belle lurette dans le domaine de la restauration, de l’agriculture ou de la vente par correspondance ; c’est à dire les contrats saisonniers.

Le seul bémol que la gauche plurielle est prête à instaurer se porte sur la notion de travail effectif pour calculer les 35 heures hebdomadaires. Mais, parmi le temps consacré aux patrons, les députés penchés sur la question ont « omis » d’intégrer les heures perdues dans les trajets du domicile au lieu de travail, les nuits d’insomnie dues au stress provoqué par les vexations quotidiennes d’une activité salariée, les multiples journées de tensions dans les foyers où l’on ne sait plus trop si ce ne sont pas des extensions de l’usine ou du bureau.

Mais du CNPF à Matignon, tout le monde semble tomber d’accord : la mondialisation de l’économie et la concurrence sauvage vont « forcer » les entreprises à devenir encore plus flexibles afin de s’adapter aux fluctuations du marché. Concrètement, cette flexibilité se traduit par une dégradation des conditions de travail, une atteinte systématique aux droits syndicaux et au code du travail. Partout la précarisation des situations s’installe.

Forte croissance de l’intérim

L’un des symptômes de cette évolution est l’augmentation inquiétante du nombre de contrats de travail établis par les agences d’intérim. En 1997, il s’est conclu 8 363 701 contrats intérimaires concernant 1,67 million de personnes contre 6,7 millions de contrats en 1996 pour 1,2 million de personnes concernées. Adecco et Manpower emploient à elles seules 800 000 personnes, devenant ainsi les plus gros employeurs devant la Poste et la Générale des Eaux. On voit donc la situation française s’aligner sur l’exemple américain où Manpower détient là aussi le leadership de l’emploi.

Force d’appoint dans les années soixante-dix, l’emploi intérimaire est devenu aujourd’hui complètement structurel. Hier cantonné au secteur tertiaire, c’est à présent le secteur industriel qui privilégie l’intérim (53 % des contrats). En 1997, on estime que les contrats intérimaires correspondaient à 358 834 emplois à temps plein contre 290 722 en 1996.

Des conditions de travail et de vie abominables

Corvéables à merci, les intérimaires sont trois fois plus exposés aux accidents de travail (citons l’exemple dramatique du nucléaire) et échappent très souvent à la médecine du travail. Tout comme les salariés à temps partiel, les intérimaires sont amenés à accepter bon gré mal gré des horaires impossibles. Leurs congés payés correspondent de fait aux périodes de chômage. Les agences d’intérim ont beau leur verser une prime de précarité, cela revient à institutionnaliser cet état de fait et ne suffit pas, loin de là, à compenser la vie infernale subie par ces individus.

Le cauchemar ne s’arrête pas à la porte de l’usine ou au bureau. À leur domicile, il leur faut encore rester disponible 24 h/24h pour répondre à une éventuelle proposition qui aura tout l’air d’une obligation. Si l’emploi proposé expose à des risques de maladies ou d’accidents ; qu’à cela ne tienne, ils sont tenus d’accepter tout et n’importe quoi, sinon plus de missions à l’avenir.

Pas moyen de chercher un autre emploi par soi-même ou de se former correctement, l’individu ne compte pas. Besoin de sortir ? Une visite à l’agence s’impose. Besoin de parler à quelqu’un ? Un coup de fil à l’agence est de rigueur. Besoin de nouvelles chaussures ? Il faut penser à se procurer une paire de godillots de sécurité car pas question que la boite de la prochaine mission la fournisse. L’abolition de l’esclavage fête ses 150 ans. À quand celle du salariat ?

Quelle riposte ?

Pas étonnant dans ces conditions que certains chômeurs s’estiment heureux et réclament non pas du travail mais une allocation universelle élevée. Pas étonnant que des étudiants proclament haut et fort que 35 heures c’est déjà trop et que de toute façon ils ne veulent pas travailler. Virons le travail du centre de notre vie, d’accord mais, pour ce faire, réapproprions nous la gestion de la production pour qu’elle soit enfin au service de l’individu et non l’inverse. Définissons comment et pourquoi nous voulons travailler. Les usines ne fonctionnent pas toutes seules, les champs ne se moissonnent pas par l’opération du Saint-Esprit. Le droit à la paresse d’accord, mais également le devoir de participation, aussi minime soit-il, à l’effort collectif !

Christophe
groupe May-Picqueray (Lille)