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Dossier "coopératives"

De l’économie sociale à l’expérimentation sociale

Le jeudi 26 octobre 2006.

« Je constate que 10 % de la puissance économique et sociale adopte des schémas qui n’adoptent pas strictement un caractère intrinsèque capitaliste » C’est en ces termes que Jean-Louis Borloo, ministre de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement, a qualifié l’économie sociale lors de la XXVe rencontre du Crédit coopératif qui s’est tenue le 12 octobre 2005.



L’économie dite sociale entre dans l’histoire et pose ses galoches après plus de 206 ans d’allers et retours incertains.

On peut attribuer les premières expériences liées à l’objet de l’économie dite sociale aux projets et réalisations de Owen (1771-1858), Fourier (1772-1837) et Buchez (1796-1866).

Il est évident que les objectifs de ces précurseurs d’un entreprendre autrement furent d’une autre nature que la recherche effrénée de reconnaissance par l’Etat et le capital que mènent, à ce jour, toutes strates confondues, les champions de l’éco-alternatif, les guichets uniques du éco-socialement correct, les grands manitous du circuit court qui empilent à l’envie les intermédiaires consulaires et consorts…

L’économie dite sociale récupère enfin les agios de sa course effrénée vers le marché : un Conseil Supérieur, une Conférence Nationale de Chambres plus ou moins Consulaires, un Conseil des Entreprises…et un rattachement tambours battants au Ministère de la Cohésion Sociale. Si besoin était d’enfoncer le clou, le simple fait de parler de Cohésion Sociale instituée par voie Ministérielle devrait suffire à présenter la place laissée à l’économie dite sociale, à savoir, dans le giron de l’État, sous contrôle. À sa place donc.

Et pour cause, l’économie sociale en tant que telle n’existe pas.

Économie ou expérimentation ?

Depuis plus de 200 ans en France, ont émergées des expériences diverses de structures, mutuelles de travailleurs (début 1800), coopératives de consommation (1815), coopératives de production (1848), bourses du travail (1887). Toutes recherchaient un but identique : se regrouper entre « non-possédants » pour résister au capital. À quelques nuances prêt, le combat était le même…

En 2006, le deuil est fait ; depuis 1981, la Dies est l’outil de dialogue entre les pouvoirs publics et l’économie sociale. Plus particulièrement pour les entreprises coopératives, la délégation assure le secrétariat du Conseil supérieur de la coopération, lieu de concertation et d’échange transversal entre le mouvement coopératif et le gouvernement.

Celui-ci vient de procéder à la transformation de la Délégation interministérielle à l’innovation sociale et à l’économie sociale (DIES) en Délégation interministérielle à l’innovation et l’expérimentation sociale en offrant des places de choix dans le Conseil supérieur à tous les grands réseaux coopératifs… qui se sont empressés de siéger, quitte à friser l’implosion en vol comme ce fut le cas il y a quelques semaines pour la coordination nationale des CRES (S) (Chambres Régionales de l’Economie Sociale) (et Solidaire pour certaines).

L’économie dite sociale rejoint donc définitivement les rangs du libéralisme, domptée et soumise, elle revendique et reconnaît le terme d’expérimentation en lieu et place d’économie spécifique (sociale en l’occurrence).

La boucle est bouclée. Retour à l’expérience mais pour dynamiser le capital, développer des modes de production, rapprocher l’entreprenariat des couches qui n’investissent pas en bourse, réguler le marché de l’alternatif, réglementer le « autrement »…

Le mouvement dit « économie sociale » est intégré aux évolutions du capital. Il en est partie prenante. En toute libéralité, nous sommes passé de la revendication au besoin de reconnaissance. Légitime. Incontournable.

La place du projet ?

Les précurseurs d’un « entreprendre autrement » avaient un tout autre projet de société. Il était alors avéré que la forme d’entreprise importait moins que le fond du projet qui mobilisait les porteurs de l’expérience. Les combats et négociations qui furent menés avaient pour objet de faire valoir une plus-value de l’homme « social », appartenant à un groupe d’où il se sentait exclu. Coopérer relevait de l’acte d’engagement politique pour assurer son devenir, participer, contrôler sa capacité à agir avec d’autres…

Un dénominateur commun à ces expériences transcende l’histoire : la corrélation entre le territoire d’action souhaitable et les savoir-faire à mettre en œuvre.

La géographie du projet intégrait les dimensions politiques : démocratie participative directe (comment participer au développement de l’économie locale, faire le lien entre l’offre et la demande sur des bases réalistes et appréhendables par tous).

Les métiers (ou savoir-faire) devenaient des forces de proposition : entraide et mutualisation de moyens pour évoluer et résister.

Une économie de type « sociale » aurait pu voir le jour, peut-être, si la dynamique « territoire/savoir-faire » n’avait pas été aspirée par la soif de pouvoir des corporations et syndicats divers… L’outil « coopératif » rejoint dès lors la boite de Pandore des usines à gaz réformistes en vogue : c’est l’apogée des socialistes autoritaires.

La démarche est alors comprise comme un aboutissement miraculeux qui doit pousser le capital dehors et promouvoir ainsi une nouvelle élite « consciente » et agissante, toute révolutionnaire…C’est l’époque de la dictature congénitale, les idées accouchent entre elles d’autres concepts fumeux qu’un « plus à gauche encore » reprendra à nouveau à son compte pour policer le rejeton et en faire le fils prodigue des soi-disant masses laborieuses… La sociale démocratie était née ! L’économie devait être « sociale » ou ne plus être.

Tout naturellement, le libéralisme « social » pris le pas rapidement afin de préserver les organisations socialisantes tout en affichant une différence d’avec l’ultralibéralisme. L’économie sociale était née en terme d’affichage…

Un homme, une voix et un pied au cul…

Dernière née, la SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif), démontre si besoin était les tentatives de revenir aux fondamentaux :

  • Première structure à disposer du droit à intégrer, dans son capital social, des collectivités. Retour au territoire.
  • Dimension avérée d’utilité sociale pour son environnement de production. Retour au territoire.
  • Synthèse entre la mutuelle et la coopérative par la création d’un collége d’« usagers » y compris pour de la production (clients). Retour aux notions de produits appréhendables par tous.
  • Intégration de l’intérêt collectif dans l’énoncé. Retour aux notions de liens entre l’offre et la demande sur des bases réalistes.

Un homme, une voix, certes…mais avec des pourcentages bloqués de participation par type de collége (pas plus de 20 % pour les collectivités, par exemple). Une capacité à capter des subventions publiques, certes…mais un agrément délivré par la seule préfecture. Un entreprendre autrement, certes…mais obligation d’adhésion au réseau coopératif régional agréé par l’État.
Un condensé d’ouvertures en tout genre sous une chape de verrouillages. On est bien dans le modèle de l’outil au service de l’économique, pas dans le projet durable de développement local. Ou alors, on considère, encore et toujours, qu’un seul modèle de développement existe : le capitalisme dans sa version « sociale », ou l’Etat régule moins, décentralise en abandonnant le service public au bénéfice de l’intérêt collectif sous gérance privée, libéralise les services en validant de potentielles « innovations et expérimentations sociales ».
Un bon pied au cul à ceux qui pensaient qu’une « autre économie » pouvait exister, « sociale » ou non.

Le contrat de mutualité

Reste-t-il alors une place pour un réel « entreprendre autrement » ?
À n’en point douter, mais à la condition expresse de ne pas le chercher là où on a aucune chance de le trouver.
Il existe, en 2006, l’économie de marché (rentabiliser des investissements par le profit) et l’économie du secteur public (satisfaire l’intérêt général).
Il existe certes aussi, en 2006, des formes d’organisation du travail qui tendent à élargir le champs des investissements et le développement d’activités commerciales (coopératives, mutuelles et associations) dans l’économie de marché. Rien d’autre.
L’Etat dans le système en place ne peut fournir d’armes que pour sa propre survie. Tout produit tombé de ses propos sera voué à cannibaliser la bonne parole au bénéfice du capital. Tout mouvement qui cherche la reconnaissance du ventre en son sein reconnaît, de fait, qu’il n’entreprend rien « autrement » mais « avec ».
Point n’est besoin de s’inventer une voie nouvelle, une autre économie si on ne cherche pas à réellement interroger l’économie en tant que telle. Outil et non projet en soi, l’économie n’est finalement qu’un contrat passé entre des individus pour vivre ensemble. Ni plus, ni moins.
Charge à tous de contractualiser au mieux !
Les socialistes autoritaires ont vécus ainsi que leurs théories. Le communisme à fait long feu en toute logique. Il ne saurait être question de déplacer le pouvoir pour régler le problème. Il en passe donc par l’obligation de mutualiser et coopérer pour agir en tenant compte tant d’un territoire géographique cohérent que d’organisations de savoir-faire et de compétences où l’individu se réalise librement.
Ce n’est pas l’économie qui est « sociale » c’est l’homme qui est social. Charge à lui de se doter d’un réel projet. Personne n’y pourvoiera à sa place. Surtout pas l’Etat.
Proudhon rappelait que : « Les finances sont à l’État ce que le râtelier est à l’âne. Supprimez l’attelage politique, vous n’avez que faire d’une administration dont l’unique objet est de lui procurer et distribuer la subsistance ».
Ses écrits sur l’application du contrat de mutualité à l’organisation économique (le fédéralisme) et le mutuellisme dans les échanges et le crédit donnent, encore aujourd’hui, des contours à tout projet visant un réel contrat social entre les individus.
Il est plaisant de voir, à l’usage, que restent d’actualité ces principes de mutuellisme et de fédéralisme, principes sur lesquels les défenseurs de l’économie dite sociale ont créés leur fond de commerce avant d’être rachetés par la concurrence libérale, principes contre lesquels les autoritaires de tout temps se sont insurgés avant de disparaître définitivement aux rayons « films cultes »…
La place des anarchistes, non-autoritaires de tous temps, n’est plus à démontrer dans toute l’histoire du monde coopératif. On peut encore et toujours parler de nos utopies ; il n’en reste pas moins que les idées qui traversent les tendances et résistent aux sirènes des pouvoirs successifs ne sont peut-être pas si imbéciles que voudront bien le dire bon nombre de détracteurs des années encore…

François Dibot
Du groupe « Nous Autres » de la Fédération anarchiste.