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Dossier « Autogestion »

Argentine

entreprises récupérées, ils ne sont pas seuls
Le jeudi 2 février 2006.

Dans un contexte de taux record de chômage et d’exclusion sociale, sans précédents dans l’histoire argentine, les travailleurs misent sur l’autogestion pour éviter de tomber dans la marginalité. Cadre de situation : dans chacune des environ cent cinquante entreprises récupérées par les travailleurs, bat une histoire de lutte collective qui n’implique pas seulement les salariés concernés, mais qui associe les assemblées de quartier, les organisations piqueteras (organisations de précaires et de chomeurs), des secteurs étudiants et la solidarité des autres entreprises récupérées (que ce soit dans la version coopérative ou de contrôle direct ouvrier) dans un réseau de résistance.

Les antécédents

La dictature militaire : le 24 mars 1976 surgit le coup d’état qui met fin au « cytoyenniste » gouvernement de Isabel Peron, un gouvernement corrompu, inefficace, inflationniste et violent qui inaugure la disparition forcée d’adversaires politiques progressistes (Triple A) [1], qui continuera sous les militaires. Le Terrorisme d’Etat initié à ce moment laisse en guise de bilan la disparition (sequestration, torture et mort) de 30 000 citoyens et dans le domaine économique il asseoit les bases de domination en cours devant les organismes internationaux (FMI et banque Mondiale) au moyen de l’innécessaire endettement exterieur. La dette extérieure argentine passe de sept milliards et demi de dollars en 1976 à 45 milliards en 1983. La phase de désindustrialisation initiée en Argentine par la dictature militaire (1976-83), avec l’ouverture économique sans freins, dériva (via l’obsolescence de la structure productive et la substitution de production locale par des importations impulsées par le type de change monétaire) vers une perte conséquente de postes de travail , ce qui se retrouve dans les chiffres du chomage : d’un taux de 2,4% en 1979, en passant par 7% en 1989 pour monter à 16,6% en 1995 et atteindre le record de 21,5% en mai 2002.

La Démocratie : le 10 décembre 1983 commence le processus de récupération démocratique par l’intermédiaire de Raùl Alfonsin (de l’Union Civique Radicale), élu avec 53% des votes, et la proclamation que « avec la démocratie, on mange, on guérit et on éduque ». Son administration se caractérisa par des questionnements permanents et des révoltes militaires devant le « Procès de la junte militaire » et dériva vers la « Loi de l’obéissance dûe » qui disculpait les cadres moyens et inférieurs de l’encadrement militaire ; sur le terrain économique, par des pressions constantes des organismes financiers internationaux, des syndicats de travailleurs (13 grèves générales générées par le parti adverse péroniste), et sur le plan politique par des accords avec les sphères dirigeantes, à l’insu de la volonté populaire, trahissant les votes avec lesquels cette administration avait été élue. Le retrait prématuré d’Alfonsin du gouvernement laisse à découvert son manque de courage civique et de l’autre coté l’attitude de la sale opposition du Parti Justicialiste (péroniste) qui eu recours à tout moyen à sa disposition (à l’intérieur du pays et à l’extérieur) pour miner l’exercice de gouvernement. La « Loi de l’obéissance dûe » sera complétée par l’amnistie signée par l’administration suivante de Carlos Menem, du Parti justicialiste (1989-2001), laissant en liberté les plus hauts responsables du Terrorisme d’Etat.

L’oeuf du serpent

Faible et mise en échec, la démocratie, récupérée en 1983 (après la fuite de la dictature suite à la guerre des Malouines), laissa comme résultat la réédition du modèle économique dictatorial, cette fois sous le prétexte de la globalisation, durant la « Décade cynique » des gouvernements constitutionnels de Carlos Menem et Fernando de la Rua (1989-2001). Mais en réalité, ce qui resta à découvert fut le fonctionnement de l’Etat, et de « l’état argentin » en particulier (qui est né d’une colonie à ses origines) basiquement profiteur, autoritaire et phagocyteur de l’effort et de l’économie de générations de citoyens. Un Etat qui abandonne ses anciens, massacre par action ou omission ses jeunes et ne protège plus ses enfants. Un Etat qui proclame tacitement et d’une façon historiquement réitérée : « Sauve qui peut ! » Et qui peut se sauver, si ce n’est les plus forts ?

Les entreprises récupérées

Bien qu’il y ait quelques petites variantes, l’histoire de ces entreprises récupérées se répète, au point de pouvoir déchiffrer une structure :

  • La différence du change monétaire, le retard technologique et les fusions stratégiques amènent le secteur gestionnaire à décider la casse d’une usine au bénéfice d’une ou de plusieurs autres du même groupe. Les retards de paie des salariés commencent.
  • Les travailleurs pressentent la manoeuvre et occupent l’usine en défense des postes de travail.
  • L’entreprise porte plainte contre les travailleurs et les forces policières-répressives expulsent les occupants. Quelques entreprises envoient des télégrammes de licenciement. Certaines paient les indemnistés, d’autres pas.
  • Les travailleurs occupent la porte de l’établissement. Ils savent que s’ils laissent partir les machines, il n’y aura pas de retour à la situation antérieure. L’affaiblissement de la résistance et l’incertitude traverse la cohésion de la protestation.
  • Dans de nombreux cas, ils recommencent à occuper l’usine et par la voie judiciaire cherchent à initier le processus d’expropriation (d’abord pour deux ans avec possibilité d’allonger la durée) avec de lourdes charges (lire payer la valeur de la propriété et des biens installés, après s’être entendu avec les créanciers). Le Talon d’Achille est le manque de capital disponible.
  • Ce n’est pas sans efforts et avec beaucoup d’incertitudes qu’ils cherchent à renouer avec la production, y compris en l’augmentant, tout en récupérant la dignité que donne le droit au travail, mais leur situation est extrêmement vulnérable dans la mesure où ils ne peuvent compter avec rien d’autre que leur propre enthousiasme et ingénuosité.
    Bienvenue à la lutte, compagnons ! et à l’expérience de l’autogestion, qui, sans doutes restera longtemps dans les mémoires. Vous avez ici notre appui et notre solidarité. Ceci est peut-être, le maximum que puisse offrir ce système et cet Etat : une fragile espérance pour vivre chaque jour… au jour le jour.

Miguel Angel Solis
(Fédération Libertaire Argentine)


[1Triple A : La AAA, Alianza Anticomunista Argentina, créée par López Rega, main droite de la fin du gouvernement péroniste. Il créa des groupes terroristes pour assassiner les personnes suspectes, idéologiquement. Il initia le terrorisme d’état que les militaires continuèrent.