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Dossier « Autogestion »

Pourtant, l’autogestion en marche avance plus vite que celle qui pense !

Le jeudi 2 février 2006.

Extraits de la brochure « L’autogestion anarchiste » qui vient de paraître aux Éditions du monde libertaire.



Extrait nº 1

Le règne de la marchandise, associé au développement des nouvelles technologies, a une nette tendance à s’approprier des icônes, des concepts ou des mots issus d’un vocabulaire politique. Que ce soient une compagnie de chemin de fer ou une chaine d’hypermarchés, des marques de vêtements… L’usurpation d’une culture de la contestation issue des années 70 est utilisée à la fois pour la tourner en dérision, la vider de son sens en la normalisant via la publicité, mais aussi parce qu’elle conserve sans doute un certain attrait. Parmi ces conceptions « retournées », il y a l’autogestion.

De nombreux produits en ligne sur l’internet, ou par téléphone, sont en effet proposés au consommateur sous forme de libre service afin d’adapter les besoins du client aux options commerciales proposées par l’opérateur. Ainsi, le Do it yourself des années 70 fait maintenant résonance au plus récent « Autogérez votre consommation » et autres « Autogérez vos forfaits ». L’autogestion… Issue des plus profondes aspirations à l’émancipation, sans cesse enrichie par les peuples et les civilisations qui se la sont appropriées, elle nous reviendrait aujourd’hui sous forme de hochet consumériste ? Alors, has been, l’autogestion ?

En France, à côté de collectifs éditoriaux (la revue Autogestion, Autogestion et socialisme…) ou pédagogiques, ce sont surtout deux organisations qui ont popularisés l’autogestion jusqu’au milieu des années 70. D’une part la CFDT, fraîche séparation du syndicat chrétien, la CFTC ; d’autre part une organisation politique aujourd’hui disparue, le Parti Socialiste Unifié. Chacune a, dans le monde du travail et dans la vie politique, permis l’éclosion de réflexions et d’expérimentations, mais principalement sur la voie sociale-démocrate de l’étatisation et de l’intégration de l’économie autogestionnaire au développement capitaliste. La conception de l’autogestion fut à ce point vidée de son contenu révolutionnaire que les partis socialistes et communistes d’alors pensèrent intégrer ce volet dans leur « Programme commun de gouvernement » en 1972. Ce qui permet aussi, rétrospectivement, de se dire que la pratique autogestionnaire était sans doute très populaire.

Aujourd’hui, que reste-t-il de cette revendication de la « deuxième gauche » d’alors ? Plus rien, ou si peu. Le mot « autogestion » semble avoir disparu du vocabulaire politique contemporain. De nos jours, la « deuxième gauche » qui trouve à peu près son équivalent dans la « gauche altermondialiste », revendique la « démocratie participative », Porto Alegre au Brésil faisant figure d’exemple. La seule formulation de ce concept montre qu’il s’agit d’une nouvelle forme de gouvernance qui a d’ailleurs vocation à cohabiter avec la représentation parlementaire traditionnelle. Et si l’objectif affiché est la démocratie directe, nous sommes là encore face à une « étape intermédiaire », une « transition » qui dure depuis vingt ans à Porto Alegre. Or, dans cette ville, le cadre d’intervention et de décision laissé aux habitants est étroit et partiel. Il est d’abord défini par les élus du pouvoir en place et leurs experts, et garde une organisation verticale. Et cette « démocratie participative » reste conditionnée par des élus eux-mêmes nommés par des partis qui n’ont rien à voir avec l’autogestion ou la démocratie directe.

D’autres encore, tout en se déclarant anticapitalistes, marxistes et écologistes, écrivent que « L’autogestion est tombée en désuétude en raison de limites endogènes : elle nie la question du pouvoir et néglige les parties prenantes extérieures de l’entreprise (clients, usagers, etc.) ». On répondrait alors à cet échec par « un pouvoir politique à qui il revient de décider des priorités ».

Alors, quoi de neuf sur l’autogestion, à gauche ou à son extrême ? Globalement, une formidable régression, en fait. Des années 70 à aujourd’hui, pour ce qui est de l’ambition pour une société autogérée se libérant des pouvoirs politiques et économiques, c’est un recul, associé à d’autres renoncements idéologiques (acceptation de l’idéologie sécuritaire, renoncement à un projet de société émancipateur, soumission aux institutions nationales et supranationales et à la loi du marché…) qui est explicable, d’une façon certaine. Comment s’en étonner ? Et pourtant…

Extrait nº 2

Dans les mouvements sociaux contestataires, comme options de rebellion face à l’État et devant les modes d’articulation hiérarchisée et despotique inhérentes au capitalisme, il peut se constituer un modèle d’organisation basé sur des pratiques collectives et égalitaires et en relations de solidarité et de coopération volontaire tels que nous les avons mises en valeur, configuré par des groupes auto-administrés, coopérants et où l’autoritarisme et la domination n’auraient pas leur place [Mendez y Vallota 2001].

Certainement que cette organisation volontaire et non hiérarchisée exige de l’investissement personnel, de la participation et de la conscience, au contraire des institutions autoritaires qui ont recours aux achats des consciences, à la soumission et aux fraudes, en décourageant un développement individuel plus poussé sous prétexte de spécialisation, avec la répression et la violence comme menace ou dans les faits. Si bien que cela rend difficile et retarde la création et le développement de nouvelles formes d’organisation autogestionnaire, et cela s’exprime aussi par une téméraire résistance à l’innovation, la marque des valeurs dominantes et la routine qui tendent à nous éloigner de changements qu’induisent un travail ardu et constant, renouvellé et fait d’engagement solidaire. Mais personne n’a démontré que le progrès n’implique pas d’efforts, en plus de la maturité des personnes.

Alors, l’autogestion — et plus encore l’autogestion généralisée — sera-t-elle réellement possible ? Pour l’anarchisme, la réponse est oui, puisque l’exploitation et la domination, avec une misère conséquente et l’aliénation, produisent des résistances et que l’on constate la présence chez les gens d’imaginaires témoignant du désir d’une autre société, qui exprime différents modes d’organisation et de relation entre les êtres humains — bien qu’il ne soit pas toujours clair de savoir lesquels — où il soit possible de dépasser l’état actuel des choses. Certainement que la route de cette alternative sociale n’est pas aussi courte et linéaire que certains le pensaient, ou que nous le voulons, mais aussi que l’histoire nous montre combien est intériorisé le phénomène de subordination et d’aliénation dans toutes les classes et les groupes sociaux. Et plus encore dans notre société de masse et paralysée par l’idéologie du consumérisme et du spectacle, les déficiences éducatives et une indolence stimulée empêchent de se poser la question des chemins alternatifs. L’individualisme possessif a des racines culturelles profondes — et jusqu’à des racines sociobiologiques disent certains — mais amène comme conséquences l’exploitation, la mort, la guerre et l’aliénation. Néanmoins, nous faisons appel à la contribution déja mentionnée de Kropotkine [1989], en aucune façon démentie par la recherche scientifique postérieure, mettant en évidence qu’un des facteurs décisifs de l’évolution des espèces a été la coopération entre ses membres ; ce qui en découle est particulièrement visible dans le cas de la trajectoire de l’humanité, qui bat en brèche catégoriquement cet égoïsme comme quelque chose de naturel chez l’être humain.

La question réside dans le fait de savoir jusqu’à quel point les sociétés humaines sont capables de mettre en oeuvre leur processus d’apprentissage historique et de re-création des structures sociales ; ou si la force conservatrice de l’inertie mêlée aux trames autoritaires du pouvoir et de la peur stimulée, peuvent congeler la créativité et l’insatisfaction humaines qui parcourrent l’histoire. Le chemin de la liberté (dépassement de la dépendance absolue de la nature et de l’autre, vers la construction de l’autonomie), ce sentier que les groupes sociaux et les individus cherchent à travers l’histoire, exige la fin de l’amarrage à l’exploitation, la domination et l’aliénation, en mettant en évidence une relation authentique et profonde entre l’individu et ses semblables autour de lui. Mais ce n’est pas un fait inexorable, c’est le résultat d’une décision et de sa mise en pratique. Tel est l’objectif que doivent atteindre les mouvements pour le changement, s’ils ne veulent pas se perdre dans le raccourci des concessions secondaires avec lesquelles le système de pouvoir a embobiné ses opposants — dans le passé le syndicalisme et les partis socialistes, aujourd’hui les nouveaux mouvements sociaux —, et a, dans la majorité des cas, tenté de les retourner en clients satisfaits de l’exploitation et de la domination qu’ils condamnaient au début.

L’organisation autogestionnaire — autonome dans sa relation à l’Etat, au Capital et à toute autre forme de pouvoir dominant — est la libre association par affinité et amitié, cultivée dans des relations inter-personnelles dé-hiérarchisées, ce qui lui offre un énorme potentiel pour être un instrument possible pour le changement social [FERRER 2001]. Mais assumer cette conception ne passe pas par la vague adoption de quelques principes théoriques, mais par une véritable pratique qui essaie des formes d’association qui emmènent vers un modèle égalitaire, autonome et surtout légitimé par l’action de tous, une semence pour le moins du projet de la raison utopique pour la société globale. Un modèle de participation directe et interactive, dans lequel il peut y avoir de la délégation mais réalisée en des termes choisis, avec des objectifs définis, des tâches définies, durant des moments limités, révocables à tout moment avec une responsabilité incontournable des délégués ; un modèle qui refuse la bureaucratisation, et l’administration sclérosante des syndicats, partis politiques et mouvements sociaux engourdis dans les formalismes, contribuant à l’enrichissement spirituel de chaque participant, créant une culture alternative, pilier des nouvelles relations collectives et voie pour la recréation de la structure sociale.