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Drogues

Pourquoi dépénaliser ?

Le jeudi 18 juin 1998.

Cela se passe un 31 décembre. Pour beaucoup de monde, on prépare un réveillon entre amis et en famille. Alors que les festivités débutent, quelques dizaines de personnes siégeant à l’Assemblée nationale ont voté un soir dans « l’orgie » d’un réveillon une loi d’un triste non : la loi de 70. Loi connue de millions de personnes et qui en 28 ans a envoyé près de 1 000 000 personnes devant les tribunaux. La loi de 1970 est unique puisque, pour la première fois aussi explicitement dans la législation française, la loi se permet d’entrer dans le domaine de la vie privée. L’État a très largement légiféré les relations entre individus afin de protéger les biens et le pouvoir face aux conflits, aux tensions engendrés par l’inégalité, la misère… Mais la loi de 1970 entre de plain-pied dans le domaine privé en se permettant, non d’apporter une aide à des personnes en besoin, mais de condamner une pratique strictement individuelle. L’article L 628 affirme que « Seront punis d’un emprisonnement de deux mois à un an […] tous ceux qui auront fait usage de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants ». L’article L 630 quant à lui interdit à la presse, à des associations… de présenter une quelconque substance illicite sous un jour favorable.

Cette politique répressive est efficace puisqu’en 1997, 75 000 usagers ont été interpellés dont 55 000 consommateurs de cannabis, trois procès auront été rudement menés contre le CIRC et Act-up.

La prohibition est un échec

Contrairement à une idée reçue, la prohibition ne détruit pas le commerce mais l’entretient, le stimule. L’interdiction empêche tout contrôle des prix et légitime aux yeux des usagers une marge financière énorme. Selon les chiffres de la DEA (Service américain des drogues) de 1995, le marché de la drogue pèse des millions de dollars par jour. Alors que la drogue a été distribuée pendant des millénaires soit par échange soit par l’intermédiaire d’un capitalisme rudimentaire, l’interdiction et le développement du capitalisme ont transformé ces échanges en un commerce juteux incontrôlable. Et les années de répression n’ont jamais réussi à rendre absent un produit du marché intérieur, à détruire ce fabuleux commerce. Non seulement la répression crée des marges supérieures à 90 %, mais les politiques répressives locales n’ont quasiment aucune conséquence sur la présence des produits. Prenons l’exemple où la police décide d’accentuer son contrôle sur une ville. Il existe pour les patrons de ce marché plusieurs solutions qui vont compenser financièrement les interpellations des vendeurs :

  • augmenter le coût
  • baisser la qualité du produit en le diluant, en le coupant

La répression si elle a donc des conséquences sur les usagers qui en font régulièrement les frais, est un stimulant pour ce marché organisé dans une structure pyramidale qui peut faire rêver le CNPF et les ultra-libéraux. Imaginez : vous embauchez des vendeurs au pourcentage sans aucun contrat, aucune sécurité de l’emploi, que vous pouvez sacrifier sous prétexte de sécurité… Mais la conséquence la plus néfaste de la prohibition est à chercher du côté sanitaire.

L’interdiction empêche tout contrôle sur la qualité de produits. À titre d’exemple, l’opération Tchernobyl du CIRC [1] en 1991 est intéressante. Après avoir récolté plusieurs barrettes de shit en France et les avoir faites analysées en laboratoire, on y a trouvé des produits encore plus dangereux : du cirage, du plomb et même du mercure !

De même ASUD [2] à plusieurs reprises a interpellé les usagers parce que l’héroïne vendue dans la rue contenait de la caféine, de la strychnine, de la procaïne… très dommageable pour la santé. Dans cette même logique il faut bien comprendre que l’overdose est une conséquence de l’impossibilité de contrôler la qualité des produits et donc des concentrations.

De plus l’interdiction enfonce les usagers dans la clandestinité et la marginalité. La situation des consommateurs d’héroïne est catastrophique. Pourchassés, désocialisés, les toxicomanes sont devenus dans les années 80 des cibles désignées de l’épidémie du sida à cause du partage des seringues. Et l’autorisation de distribution des seringues est une mesure insuffisante, comme les programmes de substitution diffusés au compte-gouttes. La marginalisation est d’autant plus dramatique que pour se fournir, les usagers ont des besoins financiers tels que l’on force les gens à la « délinquance » : revendeurs, prostitution, braquages…

L’exemple de la prohibition, au début du siècle, de l’alcool aux États-Unis illustre bien cette réalité : 500 000 personnes poursuivies en justice, 30 000 morts, 100 000 aveugles pour cause d’alcool frelaté. La répression, que l’on constate, est toujours ciblée. Les gros bonnets ne sont que rarement réprimés et des milliards circulent en toute légitimité par l’intermédiaire des banques, casinos… Que l’on ne nous fasse pas croire que des milliers de milliards de francs disparaissent tous les ans sans que l’on sache où ils se trouvent ! Par contre dans l’application de cette politique sécuritaire, on cible non pas les boites bourgeoises parisiennes où circulent la cocaïne mais les quartiers « chauds ».

La loi de 1970 au cours du temps s’est intégrée dans l’arsenal législatif permettant de mettre en place une politique sécuritaire, dans une politique de contrôle des populations les plus dangereuses (ouvriers, immigrés…). Comme le rappelle Alain Labrousse [3], « le thème de la guerre à la drogue est avant tout utilisé comme un prétexte sécuritaire. » Si la répression fonctionne, ce n’est pas tant pour protéger la société de maux imaginaires (si le toxicomane représente un danger, c’est avant tout pour lui-même…) que pour affirmer les valeurs de la société et rassurer le « peuple » sur le fait que leurs gardiens font bien leur travail.

Quelle dépénalisation ?

Comme on le voit, la politique prohibitionniste est un échec par rapport à ses objectifs officiels : elle n’a ni enrayé le marché ni la consommation. La prohibition a montré à la fois son inefficacité, son immoralité et son côté pervers devenant un instrument de pouvoir et de contrôle, un instrument de destruction sanitaire. Par cette analyse politique datant de plus de trente ans, le débat ouvre donc la voie de la légalisation. Et ne mettons pas en avant le faux débat dépénalisation ou légalisation. On ne demande pas aux législateurs de faire une nouvelle loi mais de supprimer la loi de 1970 suite à quoi on applique comme aux Pays-Bas une politique de tolérance. Aux Pays-Bas, le cannabis n’est pas légalisé, il est seulement toléré, donc dépénalisé !

Néanmoins, il a semblé à plusieurs libertaires et sympathisants, particulièrement au sein du CIRC, que l’on devait poser la question de la légalisation afin de pouvoir dans ce débat dégager des pistes de revendications. Car même dans le mouvement antiprohibitionniste, toutes les tendances existent.

Récemment, Madelin, par souci d’économie (la répression coûte cher à l’État) réclamait une légalisation de certains stupéfiants, et proposait une production et distribution libérale. D’autres, avec Callabero et le MLC [4] proposent une légalisation contrôlée c’est-à-dire un contrôle du marché, mais aussi des usagers (sous des prétextes sanitaires) par l’État. Libertaires, nous avons une position en partie critique vis-à-vis des drogues et favorable à une dépénalisation, mais pas sous n’importe quelle forme. Au-delà de nos revendications, nous ne devons jamais oublier le risque inhérant (et inégal selon les produits) d’aliénation qui peut s’exprimer dans la fuite permanente et la dépendance irréversible. Cette conséquence engendre trop souvent une atomisation de l’individu qui l’écarte de toute conscience critique et globale. Dans ce débat nous proposons deux axes de revendications : par rapport aux usagers et aux producteurs. Question importante à laquelle les libertaires, et le mouvement coopératif dans une moindre mesure, ont dû trouver des éléments de réponse. Qui décide de la production ? Le producteur ou le consommateur ? La coopérative permet aux producteurs et consommateurs d’une part de s’essayer à l’autogestion, d’autre part d’avoir un regard sur son usage et sa production. Malgré un environnement difficile (l’autogestion dans le cadre capitaliste impose toujours des comportements contradictoires), ce type de fonctionnement permettrait de contrôler les prix et la qualité ! Ce type de fonctionnement serait le seul qui puisse se donner les moyens de ramener les drogues à autre chose qu’un commerce.

Nous ne pourrons nier que sociologiquement le besoin de produits psychotropes existe. Alors, autant les produire en maîtrisant leurs coûts et leurs qualités, les distribuer dans des lieux indépendants avec un accompagnement (prévention sur tous les stupéfiants y compris l’alcool, le tabac, les neuroleptiques, médicaments…). Cette prévention serait efficace car elle ne serait pas moraliste, contrainte de justifier une loi irrationnelle. Elle serait objective et efficace dans la mesure où pourrait s’y associer des usagers ou ex-usagers. Elle permettrait un suivi sanitaire (quitte à consommer autant le faire dans des conditions de santé maximum) Cette idée de coopération de production et de distribution a été particulièrement discutée au sein du CIRC dans la mesure où le cannabis relève d’une caractéristique qui gênera en permanence l’État. Le cannabis a un pouvoir particulier à l’opposé de toutes les autres drogues (tabac, alcool, cocaïne, héroïne) : elle est facile à auto-produire. Nous le savons bien, même en France des ouvrages circulent sous la manche sur l’auto-production en appartements… Et le CIRC en toute logique s’est emparée de cette réalité pour parler d’autoproduction, moyen de réellement maîtriser le coût et surtout la qualité.

Au-delà de ces revendications autour de la coopérative des usagers, sur la nécessité d’un contrôle des usagers sur ce qu’ils consomment (dans le contexte géopolitique c’est plus dur avec les producteurs pour des questions de liens ou de distances…) et vu le rapport de forces que nous pouvons mettre en place, tactiquement c’est bien une dépénalisation qu’il faut défendre. La dépénalisation est une revendication minimum mais qui a au moins le mérite de répondre à une urgence :

  • sortir des milliers de personnes des prisons et des millions de pratiques clandestines poussant nombres de personnes dans la marginalité ou la « délinquance »…
  • permettre un suivi sanitaire et limiter l’épidémie de sida, des hépatites…
  • permettre un meilleur contrôle des produits.

Régis Balry


[1Collectif d’informations et de recherches cannabiques.

[2Auto Support des Usagers de Drogues.

[3Membre de l’Institut Géopolitique des drogues.

[4Mouvement de Légalisation Contrôlée.