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Sénégal

De la survie… à l’alternative sociale

Le jeudi 3 septembre 1998.

À l’occasion du congrès Freinet qui s’est tenu à Lyon, les 22, 23 et 24 août dernier, nous avons rencontré pour Le Monde libertaire Moussa Diop. Moussa Diop est animateur de rue dans les quartiers pauvres de Dakar au Sénégal. Il milite aussi dans de nombreuses associations de quartiers, notamment à Tivaouane (ville de la région de Thiès à 92 km de Dakar) au Sénégal dans le cadre de l’AUPEJ (Action utile pour l’enfance et la jeunesse). Celles-ci sont centrées sur l’alternative sociale et l’éducation populaire. De même, il participe au mouvement syndical. Fort de ces diverses expériences il nous parle des conditions de vie au Sénégal, des luttes qui s’y déroulent mais surtout des nombreuses initiatives d’auto-organisation qui ont éclos afin de faire face à la pauvreté et la misère culturelle comme matérielle.



Le Monde libertaire : Peux-tu nous présenter tes activités ?

Moussa Diop : Au départ, je travaille en tant qu’éducateur de rue auprès de jeunes qu’on peut qualifier d’exclus, de marginalisés aussi bien en milieu urbain qu’en zone rurale. Mais j’interviens principalement dans les quartiers pauvres de Dakar comme Arafat, Guèbuaye ou encore Parcelles Assainies. Dans ces quartiers, l’urbanisation sauvage s’est énormément développée et l’on rencontre une importante population qui est confrontée à des questions de survie. J’organise alors des activités, afin de permettre la survie économique, qui rentrent dans le cadre de petits métiers qui vont du commerce à la récupération des ordures et le recyclage d’objet, en passant par le lavage de voiture ou des travaux de domestiques. Dans les quartiers où je travaille, les seuls jeunes qui possèdent du travail sont embauchés comme journaliers dans des entreprises industrielles et quittent donc leur foyer très tôt. Cela n’est pas sans poser des problèmes puisqu’ils abandonnent alors les jeunes et les enfants pour toutes la journée. Ceux-ci se retrouvent souvent seuls et sont souvent poussés à commettre des délits. C’est pour cela que l’on retrouve de très nombreux enfants dans les centres d’éducation spéciaux et en milieu carcéral. Dans les quartiers pauvres, il y a un vrai problème de comportement et de fonctionnement scolaire.

En partant de ce constat, et parce qu’il y a un véritable désengagement de l’État sur les questions d’éducation, aussi bien au niveau des projets comme de l’encadrement et de l’organisation, on a été amené à mettre en place des initiatives d’éducation populaire. Mon but est d’intervenir auprès des populations des quartiers pauvres afin de développer des activités qui répondent à des besoins et permettent ainsi la survie. Je tente d’amener les populations à s’organiser, où plutôt s’auto-organiser pour pouvoir au mieux tirer partie des activités qu’elles entreprennent. Les initiatives que nous avons impulsées vont de la scolarisation à la formation professionnelle en passant par la prise en charge des problèmes de santé. On tente d’organiser une véritable éducation sociale et alternative autour de centres gérés collectivement au sein des quartiers pauvres.

ML : Comment s’est fait le désengagement de l’État sur ces questions ?

MD : Si l’État est à l’origine de ces structures, du type PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse) en France, avec les politiques d’ajustement structurel dictées par le FMI et la Banque Mondiale, il s’est désengagé de tous les services que l’on peut qualifier de sociaux. Les budgets de l’éducation ou de la santé ont été drastiquement réduits. Ce processus s’est fait lentement depuis 1979, date à laquelle l’État sénégalais à déclaré qu’il était en faillite. Avec cette banqueroute on a assisté à une situation de déperdition tout azimuts… plus de sécurité sociale, plus d’emplois garantis à la sortie des formations professionnelles, plus de droit à la santé… tout était devenu très cher. L’État a ensuite lancé l’idée de privatisation de tous ces secteurs. À partir de là, il y a eu un véritablement mouvement au niveau des syndicats, des partis politiques, des associations afin de s’opposer à ce mouvement de privatisation et lancer d’autres initiatives. Nous, les travailleurs des structures éducatives, nous sommes alors allés vers les populations des quartiers, on a discuté, partagé ensemble un moment de réflexion, recensé tous les besoins qui pouvaient s’exprimer et nous avons décidé de maintenir la structure sous une autre forme, en tant que centre de quartier, tout en bénéficiant des locaux et du matériel antérieur. Quand je dis sous une autre forme c’est sous la forme que je décrivais précédemment, de façon collective, en auto-organisation. Chaque habitant du quartier qui participe au centre amène ses compétences. On a mis en place des ateliers de mécaniques, de bois ou encore d’électricité afin de répondre aux besoins de la population. Mais du coup, c’est ceux qui se servent de ces ateliers qui prennent en charge la formation professionnelle des enfants dans ces différents domaines.

Notre objectif est de lancer des processus afin que les habitants des quartiers deviennent acteurs de leur vie, qu’ils ne soient plus de simples objets de programme économique et politique mais qu’ils soient des citoyens dans la ville. Nous œuvrons pour que les populations gèrent les quartiers en prenant en charge toutes les questions qui se posent à elle.

ML : Peux-tu nous parler de l’expérience de la « Banque des femmes » ?

MD : La « Banque » des femmes est tout d’abord née à Dakar autour du vieux principe traditionnel des tontines. Le projet à mis deux ans à démarrer mais aujourd’hui il y a quarante guichets qui existent dans tout le pays avec un siège à Dakar. Toutes les femmes des quartiers pauvres du Sénégal qui prennent de telles initiatives, sous la forme de caisse d’épargne et de crédit, se fédèrent à cette « Banque ». Cela devient un outil pour toutes les initiatives. D’ailleurs autour de chaque guichet on tente d’installer des dynamiques de quartiers. On met en place ce qu’on appelle des CLD, des Comités locaux de développement, qu’on travaille à mettre en réseau. On se rend compte que maintenant il faut créer un rapport de force qui soit favorable aux populations.

On veut également, en parallèle à la mise en place de possibilités d’autofinancement, renforcer les capacités d’analyse et de critique sociale de la population, d’élever le niveau des consciences. À travers les expériences pratiques comme celle de la « Banque » des femmes, les populations prennent conscience que les problèmes liés à la pauvreté et la pauvreté elle-même ne sont pas des fatalités mais sont issus des choix politiques qui ont été fait. C’est le gouvernement au pouvoir au Sénégal depuis 50 ans qui a créé une telle situation. Les choses avances lentement car dans notre mouvement tout le monde n’a pas le même niveau de conscience sociale, la même trajectoire sociale et politique et tout le monde ne perçoit pas les enjeux de la même façon. Il nous faut donc une stratégie sur le long terme.

Pour revenir sur l’expérience de la « Banque » des femmes, au départ le besoin, est né autour de tout ce qui concerne la représentation au sein de la société. Ces caisses de crédits ont d’abord été faites pour pouvoir assumer financièrement des trucs comme les fêtes traditionnelles y compris religieuses. Depuis, leur rôle s’est élargi à beaucoup d’autre choses, notamment à ce qui concerne la vie quotidienne. D’ailleurs, à côtés des guichets de crédits on a maintenant mis en place des coopératives d’achat pour permettre à la population d’accéder aux denrées, notamment celles qui sont difficilement disponibles en raison de la spéculation. Souvent, sur les marchés, pour faire pression sur les prix, les commerçants enlèves des denrées. C’est pour cela que la coopérative à racheté des produits de première nécessité en grande quantité pour éviter la spéculation. De plus, elle a « libéré » les femmes des nombreux usuriers qui prêtaient sur les marchés à la journée et avec des intérêts élevés.

Les guichets de crédit servent aussi à financer des projets élaborés par les femmes. Et ce qu’il y a d’important c’est que si une femme voit son projet échouer et que le comité de gestion (instance collective qui gère le guichet) vérifie que cette échec n’est pas dû à la responsabilité de la personne mais à la situation économique, il n’y a pas de dette vis-à-vis de la « banque ». La perte financière est assumée par le collectif. Il y a une véritable autodiscipline.

Sur un modèle similaire, on a aussi mis en place un système de mutuelle de santé. Avec une adhésion de 100 francs par mois (100 francs CFA) les femmes obtiennent le droit de se faire soigner, ainsi que leurs enfants, dans des centres médicaux avec lesquels nous avons passé un accord.

ML : Comment fonctionnent ces guichets de crédit ?

MD : C’est exclusivement des femmes qui participent aux comités de gestion des guichets de crédit. Des femmes choisies par les femmes. Il faut savoir qu’au Sénégal, ce sont principalement les femmes qui assurent les conditions de la survie quotidienne. C’est pour cela qu’il est important de financer les capacités des femmes.

Grâce à ces guichets de crédits on est passé, en deux ans, d’initiatives de survie économique à des initiatives économiques propres. C’est l’importance de l’aide au financement des projets comme les centres de quartiers. Lorsqu’un atelier de cuir ou de couture d’un centre de quartier fabrique, dans le cadre de la formation professionnelle pour les enfants, des produits, ceux-ci sont mis en vente dans toutes les coopératives des guichets. On peut ainsi créer des filières populaires du cuir ou du bois par exemple. C’est un véritable enjeu politique. Mettre en réseau tous ces guichets de crédit, c’est un peu répondre à la mondialisation des riches et des bourgeois par une mondialisation des peuples. Il est important pour nous de faire des quartiers des espaces économiques viables et non des espaces de marginalité et de conflits.

Propos recueillis par David
groupe Durruti (Lyon)

(Suite la semaine prochaine…)