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Belgique : Poètes vos papiers !

Le jeudi 3 septembre 1998.

Il y a de quoi être scandalisé par le « Projet de loi organique des services de renseignements et de sécurité » adopté cet été par les commissions « Justice » et « Affaires étrangères » du Sénat…

En effet, parmi les missions générales dévolues à ces services « de sécurité » par les législateurs, on trouve la lutte contre l’extrémisme. Ce dernier terme recouvrant les « conceptions ou visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires, qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, contraires, en théorie ou en pratique, aux principes de la démocratie et des droits de l’homme » (c’est nous qui soulignons).

Marquons d’abord notre étonnement de rencontrer le terme anarchistes au milieu d’une liste de mots comme racistes, xénophobes, autoritaires (sic), totalitaires…

Une mise au point s’impose. Profitons de l’occasion pour rappeler aux sénateurs la définition du mot anarchisme : « L’anarchisme est un mouvement d’idées et d’actions, qui, en rejetant toute contrainte extérieure à l’homme, se propose de reconstruire la vie en commun sur la base de la volonté individuelle autonome » (Encyclopédie Universalis). Selon cette définition, on peut donc s’étonner de la confusion idéologique présente dans ce projet de loi qui place côte à côte, entre autres, les mots anarchistes et autoritaires, alors que ceux-ci sont, par essence, contradictoires.

Pompiers incendiaires

En deuxième lieu, il est très inquiétant de savoir que la Sûreté de l’État aurait selon ce texte de loi le droit d’enquêter, voire de perquisitionner (comme chez Chiquet Mawet le 30 juillet après les actions du Collectif contre les expulsions…) ou de mettre sur écoute téléphonique (ou de saisir du courrier comme cela fut fait par la même Sûreté sur la boîte postale d’AL, il y a quelques mois) des personnes pour le seul fait que celles-ci auraient des conceptions ou des visées anarchistes (même si elles ne sont qu’à caractère philosophique !) parce que celles-ci seraient contraires, sur le plan théorique, aux principes de la démocratie représentative ou des droits de l’homme dont le Sénat revendique hypocritement la défense.

Rêver ou lutter pour un monde basé sur l’autonomie individuelle et débarrassé de la tutelle gouvernementale serait donc contraire aux principes de la démocratie parlementaire et aux droits de l’homme ? On peut plutôt se poser des questions sur les visées, autoritaires contraires, en théorie et en pratique, aux principes de la démocratie et aux droits de l’homme, des auteurs de ce projet de loi.

En effet, toute personne aux conceptions anarchistes, qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, devient par ses seules opinions, une cible obligée de la Sûreté de l’État, ce qui est en contradiction absolue avec l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui affirme que « toute personne a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen que ce soit ». Ceci, sans oublier l’article 12 qui stipule que « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance ».

En troisième lieu, il faut noter qu’il s’est trouvé des sénateurs pour tenter d’ôter de cette liste le mot anarchiste mais que la majorité d’entre eux décidèrent de l’y maintenir, ce qui indique bien la volonté de s’attaquer aux groupes ou individus aux conceptions anarchistes par le simple fait qu’ils se revendiquent anarchistes ou sont considérés comme tels par les service de sécurité de l’État. Ceci pourrait amener à penser que cette volonté ne repose peut être pas simplement sur l’amalgame habituel entre anarchie et désordre, ou entre anarchisme et terrorisme, mais bien à une volonté délibérée du pouvoir d’éradiquer la possibilité même d’envisager la société sur d’autres bases que celles pratiquées actuellement.

Au secours les artistes

Pour terminer, n’oublions pas qu’au début du siècle des écrivains comme Tristan Bernard, Octave Mirbeau, Pierre Veber, Émile Verhaeren, et d’autres, collaboraient à la rédaction de revues littéraires anarchistes, et de manière plus actuelle, des poètes et chanteurs comme Georges Brassens et Léo Ferré n’ont jamais caché leurs idéaux anarchistes et ont, à plusieurs reprises, chanté pour la Fédération anarchiste francophone (dont certains rédacteurs de notre journal sont adhérents) ou pour d’autres groupes libertaires. Il faut donc manquer du minimum de culture politique et historique pour faire côtoyer tous ces immortels avec des individus d’extrême-droite aux visées racistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires sous le même vocable fourre-tout d’extrémistes.

Si ce projet de loi était voté, la phrase de Léo Ferré « Poète, vos papiers ! », serait de nouveau à l’ordre du jour, et les droits de l’homme, que ce texte de loi prétend protéger, seraient une fois de plus mis en danger par l’État.

Groupe Alternative libertaire (Bruxelles)