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Cinéma

« Tokyo eyes »

Jean-Pierre Limosin
Le jeudi 10 septembre 1998.

Autour d’une trame policière prétexte, Tokyo Eyes est le film de toutes les étrangetés. Le film est tourné en japonais alors que le réalisateur est français. Jean-Pierre Limosin possède en revanche une transcription phonétique quasi musicale de la version japonaise de son script. Ces étrangetés ont même étonné les Japonais. Ils découvraient leur Tokyo, le Tokyo de leurs jeunes gens filmés comme aucun cinéaste japonais contemporain avait su les filmer. Le Tokyo secret d’un jeu de l’oie, où il faut un dessin et une description pour trouver l’endroit recherché dans les dédales des rues comme dans un labyrinthe. Dans Tokyo Eyes apparaît miraculeusement Takeshi Kitani en sous-Yakuza bête et maladroit. Tokyo Eyes a été sélectionne au Festival de Cannes à « Un certain regard ». La jeune fille : Hinano Yoshikawa, le jeune garçon : Shinji Takeda, le scénariste japonais : Yuji Sakamoto.

Heike Hurst



Monde libertaire : Comment avez vous trouvé les deux jeunes interprètes ?

Jean Pierre Limosin : Environ deux ans avant de commencer de tourner, on avait choisi la jeune fille. Pendant ces deux ans, elle a fait beaucoup de télé, elle est devenue très, très connue. Depuis l’âge de 13 ans, elle a été modèle ; elle a fait des disques, donc c’était un casting assez composite et pour eux aussi, cela a dû être étrange.

D’ici, j’ai fait une sorte de visitation de visages, de magazines, de costumes et de photos dans des magazines japonais et je me souviens d’avoir déjà repéré la jeune fille. C’était pour voir comment les jeunes se laissaient photographier, leurs postures.

J’avais pris une dizaine de visages et de noms et elle était déjà dedans. Puis je suis allé au Japon et j’ai fait un casting assez considérable avec des auditions, beaucoup de discussions (avec traducteur). Ça s’est fait un peu à la japonaise. Mais d’habitude, ce n’est pas le réalisateur qui choisit. Au contraire, le producteur ne voulait pas que cela se passe comme d’habitude. Il voulait que ce soit le contraire des habitudes de casting au Japon. C’est très, très impressionnant. Dans une immense salle, il y a une énorme table aussi longue que la scène. Les 12 apôtres, ou presque. Une dizaine de personnes, avec le producteur, le sous-producteur, l’assistant et moi. C’est donc vraiment comme un conseil de discipline, un conseil de classe, le comédien, la comédienne arrivent avec un ou deux agents et ces personnes s’assoient vraiment devant la grande tablée. Et là, ce sont des questions, des questions sur leur personnalité, d’un point de vue oriental : quelle est votre couleur (rire), déterminer un peu la psychologie, le comportement du personnage qu’ils cherchent avec la psychologie et le comportement de l’acteur. Ils se disent sur certains scénarios, ça sera un personnage qui aime le bleu, dont la couleur préférée est le bleu, des choses comme ça. Ce sont des échanges entre la production et les acteurs donc j’ai laissé un peu faire et après j’ai fait des essais vidéo à ma manière. Comment on pouvait être entendu par les acteurs, comment on pouvait détecter s’ils pouvaient improviser un tout petit peu.

Le scénario était très écrit, toujours. C’était écrit, tout était écrit d’abord en français. Après il y a eu une adaptation par un très jeune scénariste japonais. Il est à l’écoute du langage des jeunes, du langage de la rue. Ce jeune garçon m’a fait penser au scénariste qu’avait trouvé Pasolini qui parlait le langage des bidonvilles. Même si ça n’a rien à voir, ce scénariste japonais parle le langage shibuya — c’est un quartier qui est sur cette ligne de métro, un quartier connu pour ça dans la ville de Tokyo ; pas seulement dans la capitale, mais aussi à l’extérieur. Un quartier qui invente des mots, qui invente des expressions, qui invente la nouveauté face au langage. Il a essayé de retrouver des tournures poétiques, pour transposer les jeux de mots qui existaient en français, en shibuya. Les Japonais savent très bien, c’est un conte, c’est invraisemblable. Il n’y a pas de réel. Mais ce qu’il y a de réel ce sont des situations qui se trouvent dans cette histoire qu’on a entièrement englobée. Tous les dialogues étaient écrits mais ce que je demandais aussi, c’était un travail de scénariste pour rendre la langue vraisemblable, inventive.

Cette jeune fille parle vraiment le langage shibuya. Un lettré japonais ne comprend que la moitié de ce langage. Alors qu’au niveau des jeunes, il n’y a aucun problème de compréhension. On a travaillé de telle façon pour éviter le problème de langue. On a travaillé comme au théâtre, on a fait des lectures de répliques et avec tous les acteurs, même si les acteurs n’étaient pas dans la scène. J’avais une traduction phonétique, musicale, comme une partition. Et surtout on a montré des images, et je leur ai montré des images. Il y a eu un échange pendant cette semaine préparatoire. Il fallait absolument retrouver chez ces jeunes acteurs un jeu naturel. Un jeu naturel, ça n’existe pas, mais un jeu qui peut faire vrai, le plus vrai possible, en sachant que ça va être joué et que ne ce sont pas eux qui parlent… des stratifications comme ça. Mais un jeu le plus naturel possible, en évitant ce que demande la télévision japonaise, justement, qui est de surjouer, au lieu de présenter naturellement, visiblement les émotions. Dans les téléfilms, il y a des jeunes qui grimacent, qui montrent de façon ostentatoire leurs sentiments, il fallait absolument gommer ça, il fallait que ce soit un peu plus quotidien avec ces jeunes acteurs qui avaient déjà joué pour la télévision. Ce n’était pas épuré, c’était faire quelque chose de bien étudié dans leur tête, de bien étudier ensemble qu’est ce que c’étaient ces personnages et de trouver ce qui les amusait pour arriver à faire un mélange du personnage et un mélange d’eux-mêmes. De ce qu’ils allaient jouer et de ce qu’ils allaient être à l’écran. Ainsi, il y a eu un travail intéressant de mise en scène avant la mise en scène.

C’est un monde très, très sélectif. Il est vrai, il y a ça, mais il y a des moments aussi de création d’une grande autonomie. Il y a des gosses comme on en voit dans Gosses de Tokyo qui sont incroyablement autonomes d’un point de vue occidental, des garçons de cinq ans qui voyagent. Qui font des kilomètres par jour de façon autonome. Parfois ils sont un peu en bande, ils [?]

ML : Expliquez cette miraculeuse apparition de Takeshi Kitano dans votre film.

J-P L : L’équipe me demandait que va-t-on faire de ce sous-Yakuza et j’ai dit je ne vois que lui ! On m’a répondu, on t’aime bien, Jean-Pierre, mais quand même, ça c’est des trucs d’enfants, ça ne va pas quand même pas lui… On l’a contacté et c’était impossible, il était en train de tourner Hana-bi. Mais il a lu le scénario, il a accepté, donc il a fallu faire tout ça en une journée et on a tourné la scène quatre mois après. Il a accepté d’être filmé comme il est, alors que dans ses films, il contrôle, il y a un travail de montage pour effacer les marques de son terrible accident sur son visage, alors qu’il nous a dit « j’accepte, je suis à vous, j’adore jouer et je vais jouer ça ». […] Les acteurs étaient tous d’ailleurs d’une amitié extrême.

Propos recueillis par Heike Hurst
émission « Fondu au Noir » (Radio libertaire)