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Cinéma

Festival majeur sur Lac Majeur

Le jeudi 10 septembre 1998.

Locarno et son festival possède un atout majeur : un lieu magique, unique au monde, sa piazza. Mulan, une production Disney a inauguré la 51e édition du festival. On suppose que les majors veulent conquérir le marché chinois et convoitent un « oui » à la distribution en proposant une version respectueuse d’une légende chinoise. Mulan est l’histoire d’une fille qui part à la guerre à la place de son vieux père impotent et chasse l’envahisseur mongol. Sinon programme hautement cinéphile : sur vingt films en compétition, treize étaient des premiers films. Tous avaient des qualités, aucun ne se détachait vraiment. Bonne surprise : renaissance d’un jeune cinéma allemand. Trois films en compétition. Dont la première œuvre d’un Allemand d’origine turque, Fatih Akin. Son film est une sorte de « Haine » à l’allemande : trois jeunes de trois communautés (turque, grecque et serbe) sont amis, tournent en rond dans un cercle de vengeance où l’honneur et sa loi se referment sur eux.

Il faut aller loin, regarder un film kirghize pour retrouver le sens et le prix de la vie. Des rites de passage ponctuent la vie de Beshkempir (Le Fils adoptif). Ainsi va-t-il déclarer à la mort de sa grand-mère : « Si quelqu’un lui doit de l’argent, je le lui offre ; si elle doit de l’argent à quelqu’un, je le rembourserai ! » Le réalisateur Aktan Abdikalikov ne se doutait sûrement pas que sa chronique assez contemplative contenait des brûlots initiatiques, libertaires, et passionnants pour nous.

Même bain de jouvence enjoué pour Vremya Tantsora (Time of the dancer) de Vadim Abdrashitov. Sans crier gare, nous apprenons de quelle manière l’ex-empire soviétique a profité de l’éclatement de ses États en dépossédant ses minorités, en les chassant de leurs maisons, en leur interdisant l’exercice de leur profession… À côté de ces problèmes poignants, les Small Soldiers de Joe Dante ne sont que divertissement pour enfants intelligents et adultes un peu demeurés. Le père des « Gremlins » a gardé un petit coin dans son cœur pour les garçons bricoleurs qui ont de l’intelligence et les ménagères éternellement méprisées et larguées au milieu de leurs machines domestiques. C’est finalement les astuces de bonne femme qui en bouchent un coin aux jouets fascistes déchaînés et programmés pour tuer. Un film très intelligent qui a fait hurler de rire une piazza noire de monde.

Un festival différent

À Locarno, on peut commencer sa journée avec les films de la rétrospective Bellochio : Les Poings dans les poches ou comment se débarrasser des vieux et malades et jouir de jeunes et belles créatures. Par exemple, on peut enchaîner avec les documentaires remarquables programmés par la semaine de la critique, ou se lancer à la chasse des « Leopards de demain », courts-métrages de la terre entière très aimés par ce public unique qui mériterait bien un Léopard d’or d’assiduité. Le grand prix : encore la Chine, mais bien comme chez nous. Petite histoire de couple et d’adultère. Il n’y a plus de chasse réservée. Même en Chine… M. Zhao de Lü Yue empoche les 30 000 francs suisses (multiplier par quatre et demi) de la récompense suprême. L’auteur est le cameraman de Zang Yimou, un jeune homme élégant, parlant parfaitement le français et l’anglais. Pour le présenter, Marco Müller, le directeur du festival, qui parle chinois, a inversé les rôles. Il nous parlait mandarin et le jeune Chinois reprenait en français. Voilà ce que réussit Locarno, un festival qui ramène des films de la terre entière et nous transmet quelque chose de plutôt optimiste.

Que retenir sinon une incroyable diversité de sujets et de cinématographie : 23 de Hans Christian Schmid étudie le cas d’un « hacker », pirate surdoué des ordinateurs minables des années 60. Alexandr Sokourov livre 4 h 20 de réflexions d’un commandant de navire (Provinnost) en mission dans l’Artique. Une sorte de « désert des Tartares » qui se déploie sur un cuirassé. Filmage ô combien près des corps des jeunes recrues. Rarement la solitude et la réflexion aura été filmé avec tant de beauté.

Cruauté et splendeur seraient les maîtres mots pour un film qui a divisé critique et public : Sombre de Philipp Gandrieux. Un tueur de femmes ou un halluciné de la peur du continent, du trou noir ?

Dans Hors jeu, les personnages et leurs grimaces sont des pantins sans vie comparés à tous ces films poignants. Mais Rossy de Palma qu’on connaît des films d’Almodovar, y est très bien, donc elle a remporté le prix de la meilleure actrice.

Le prix du public honore toujours l’œuvre qui a remporté la meilleure notation des films projetés sur la Piazza : c’était sans surprise, car pour voir le dernier Ken Loach My name is Joe, 8 600 personnes s’étaient déplacées et ont fait l’unique vraie ovation du festival à son auteur (15 000 francs suisses).

Et si l’on a beaucoup parlé cette année d’un bras de fer entre l’entreprenant directeur et son conseil d’administration : il faut espérer que l’argent suisse serve à aider des cinématographies défavorisées à créer en toute liberté. Et ce combat vaut bien la peine, donc : vive Locarno, place forte du cinéma du monde entier.

Heike Hurst
émission « Fondu au Noir » (Radio libertaire)