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SEL et gratuité, de véritables solutions !

Le jeudi 24 septembre 1998.

En 1994, on dénombrait en France environ 5,5 millions de personnes [1] vivant en deçà du seuil de pauvreté (3 760 FF/mois) [2]. Parmi ces individus se trouvaient, et se trouvent toujours, des chômeurs, des retraités, des étudiants mais aussi de plus en plus de salariées à temps partiel ainsi que de nombreux intérimaires. Ces dernières représentant à eux seuls 1,2 millions de personnes employées pour l’équivalent de 390 000 postes à temps plein [3].

Deux groupes « d’agents économiques » se distinguent alors : d’une part, des salariés à temps plein occupant des fonctions spécialisées (informatique, haute technologie, enseignement…), et, d’autre part des sans-emploi (volontaires ou non) et des travailleurs/ses pourvues de postes précaires (saisonniers, intérimaires…) pour lesquels les tâches à accomplir sont non mécanisables, dévalorisantes et le plus souvent aliénantes.

Notons que la raréfaction de postes à plein temps amène un fort accroissement du chômage mais aussi du nombre de postes à temps partiel à pourvoir (+30 % depuis le début 1997) [4].

Dès lors, se pose le problème de la subsistance des personnes du second groupe. Comment subvenir aux besoins inhérents à l’existence même (nourriture, santé, habillement…) des sans-emploi et des précaires ?

Revenu d’existence et allocation universelle

Les économistes libéraux tel Milton Friedman, bien loin de vouloir faire dans le social, cherchent à apaiser la colère des laissés pour compte de l’économie tout en tirant, comme il se doit, un profit maximal. C’est pourquoi, ils avancent l’idée d’un revenu d’existence faible, de manière à stimuler les individus à la recherche active d’emploi. Ceux-ci se verraient en échange proposer des postes à temps partiel et faiblement rémunérés, car toute « mesure sociale » doit s’accompagner de contrepartie pour les employeurs, en l’occurrence ici, une baisse du coût du travail. Mais la baisse du coût du travail ne suffit pas si elle n’est pas assortie d’une déréglementation du marché du travail (abolition du droit de grève, facilité à l’embauche mais surtout au licenciement, etc.).

En fait, il faut considérer ce revenu d’existence comme une subvention ou un « impôt négatif » versé aux patrons. Le chômeur ne pouvant vivre correctement de ce revenu, est alors obligé d’accepter un emploi ; le plus généralement précaire, faiblement payé mais lui assurant un « revenu complétif ». Mais pour ceux qui se satisferont de cette maigre aumône, il faut savoir que chez les libéraux, on n’a rien sans rien.

C’est ainsi qu’à l’instar du workfare mis en place aux États-Unis en 1997 suppléant le welfare (programmes fédéraux d’aides sociales), les libéraux proposent que chaque bénéficiaire du revenu d’existence soit dans l’obligation d’effectuer environ 20 heures de TIG (travaux d’intérêt généraux) par semaine. Les individus ont « des droits mais aussi des devoirs » (sic).

On comprend alors mieux l’intérêt porté par les patrons à ce genre de thèse. Ce revenu d’existence sert surtout à canaliser la fronde grandissante des chômeurs/ses tout en assurant le rêve libéral de la déréglementation totale des marchés, notamment de celui du travail.

Sur ce, notre opposition ne peut qu’être claire et facile à formuler. Les choses se compliquent un peu avec l’approche sociale de Philippe Van Parijs et de Jean-Marc Ferry qui prônent l’instauration d’une allocation universelle. Allocation versée mensuellement à tous les membres d’une même communauté (le plus souvent, communauté nationale) de la naissance à la mort.

Celle-ci permettrait à toutes et tous de vivre « décemment » tout en développant un « secteur quaternaire » regroupant des activités culturelles, artistiques et sociales. Le temps libéré de la recherche d’emploi serait alors dispensé au développement « d’initiatives individuelles » et permettrait ainsi une resocialisation des personnes tombées dans l’exclusion (« trappe à chômage »).

Bien évidemment, l’allocation universelle est selon ses instigateurs, Philippe Van Parijs et J.-M. Ferry, d’un montant suffisamment élevé de manière à ce que les personnes ne soient pas dans l’obligation de chercher un « revenu complétif ». Elle est considérée, dans ce cas, comme un « revenu substitutif » au salaire touché quand il y a emploi. Cette base financière décente, met donc la personne désirant travailler en « position favorable de négociation avec les employeurs » [5] en ce qui concernent les conditions de travail, les salaires, les congés, etc. Cette approche sociale est donc antagoniste à l’approche libérale, et sur le fond et sur la forme. Elle apporte surtout une réflexion nouvelle quant à la notion travail et au rapport emploi/revenu.

Version critique

Mais dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’ersatz de solutions qui doivent nous paraître inacceptables dans la mesure où elles gèrent le système d’économie de marché sans pour autant le remettre globalement en cause. Certes l’approche sociale peut-être qualifiée de « réformisme radical » quant à la destruction du couple emploi/revenu. Elle apporte un réel « droit au travail » dans le sens où l’on peut accepter ou pas un emploi.

Mais elle met en place une reconnaissance et une institutionnalisation, pure et simple, de la misère économique et sociale.

Au lieu de tirer vers le haut pour une amélioration de la vie de toutes et tous, Van Parijs et Ferry gèrent par le bas.

L’allocation universelle peut aussi être considérée comme un moyen supplémentaire d’assister la population, comme le font déjà très bien le Secours populaire et les Restos du Cœur.

Et que dire quant au fait que l’État va pouvoir instrumenter la sphère publique, comme il le fait déjà, mais aussi la sphère privée par le simple fait que l’allocation universelle sera versée quelque soit le type d’activité exercée par la personne ; travail artistique, intellectuel, productif, « reproductif », farniente… Ne nous dirigeons-nous pas vers un régime où l’immixtion de l’État sera telle que nous nous rapprocherons d’un système totalitaire (1984 de Georges Orwell) ?

Quant au financement de cette allocation universelle, selon Van Parijs et Ferry, il sera en partie assuré par des écotaxes (taxes sur la pollution), par la baisse des dépenses sociales… mais aussi par une taxation, de type TVA, sur les échanges commerciaux. Sachant que cette allocation sera versée de manière égalitaire, j’y vois d’ailleurs une égalité négative, l’amputation du revenu global (revenu du travail + allocation universelle) sera de conséquences moins importantes pour ceux qui travaillent et gagnent correctement leur vie, que pour ceux qui ont fait le choix de ne pas avoir d’emploi. Une fois encore, les pauvres banqueront.

Pour toutes ces raisons, l’allocation universelle est inadmissible dans ces différentes formes proposées. De même, les revendications des chômeurs/ses sur la rehausse des minima sociaux, toutes aussi légitimes qu’elles puissent être, sont inacceptables pour les militantes libertaires. Elles ne font qu’asseoir la position centrale de l’État sans à aucun moment remettre totalement en cause les rapports marchands et le système capitaliste.

Pistes de solutions

Quelles solutions alors apporter face à la grogne des chômeurs et des précaires ?

Nous ne pouvons rester sans argument face à ce mouvement social, sous prétexte de perdre le peu de crédibilité acquise et de voir la lutte se diriger dans une direction qui ne nous convient guère.

La gratuité me semble être l’unique argument valable : gratuité de la nourriture, gratuité des transports, du logement, de l’habillement, des biens de santé, de l’éducation, etc.

Les effets quant à la notion travail sont les mêmes. Une fois que chaque personne possède ce dont il a besoin pour vivre, il peut décider de travailler ou pas, sans avoir en tête le problème lancinant de la survie.

Un réel « droit au travail »

De plus, cette gratuité apporte une disparition du rapport marchand dans la force de travail (n’en déplaise aux communistes), dans la création ou dans le relationnel ; tout travail ne sera pas agrémenté d’une part pécuniaire comme cela est le cas de manière insidieuse avec l’allocation universelle.

Disparition du rapport marchand donc, accompagnée d’une remise en cause du système capitaliste dans lequel la gratuité est jusqu’à présent bannie : « on ne peut rien avoir sans rien ».

Ces biens seront donc financés dans un premier temps par les entreprises forcées de prendre le « coût » à leur charge, et plus tard, on peut espérer que dans un système libertaire les échanges de biens, services et savoirs (tels les SEL ; Système d’Échanges Locaux) pourront remplacer et abolir la notion de coût.

Dès lors, la gratuité appliquée aux biens nécessairement et socialement utiles, pourra s’étendre. Concrètement une personne désirant de la bouffe, des fringues, une télé (parfaitement inutile), de la musique (inutile pour certains) ou un coup de main pourra voir son souhait accompli. Pour peu qu’elle se soit trouvée un autre personne désireuse d’échanger un autre type de biens, ou désirant un échange unilatéral (sans contrepartie).

Finis les rapports marchands, fini l’exploitation, fini le salariat, fini l’emploi… place aux rapports humains et à la liberté.

Nikopol
groupe Humeurs noires (Lille)


[1La Voix du Nord du 1er avril 1998.

[2Seuil de pauvreté = Revenu médian (revenu partageant exactement la population en 2 groupes : un groupe au revenu plus élevé, l’autre au revenu plus faible) divisé par 2.

[3Alternatives économiques, 4 avril 1998 nº 158 : « L’Intérim est mauvais pour la santé » de V. Devillechabolle.

[4Idem.

[5L’Allocation universelle, pour un revenu de citoyenneté. J.-M. Ferry, Ed. Cerf, Coll. Humanités.