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Un Dictionnaire de l’anarchie

Le jeudi 25 septembre 2008.

Le 2 octobre prochain sortira en librairie un Dictionnaire de l’anarchie concocté par Michel Ragon [1].

Trois cent soixante-dix entrées, certaines très longues (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, etc.), certaines d’à peine quelques lignes, pour tenter de restituer la pensée libertaire volée par les médias. Il ne s’agit pas d’un dictionnaire des militants mais plutôt de la pensée anarchiste dans le monde contemporain (répercussions sur la pensée de Camus, Sartre, Breton et d’autres plus inattendus). Nous publions ici des extraits de son introduction.



Après la Seconde Guerre mondiale, l’internationalisation du marxisme semblait mettre l’anarchie dans les oubliettes de l’histoire.

Mais rien n’est jamais sûr. L’impensable faillite du communisme en URSS et dans les pays européens écrasés par le bolchevisme a fait resurgir la pensée libertaire.

Original par rapport aux théories socialistes ou libérales, anti-étatiste, dénonçant toute dictature, fût-elle prolétarienne, l’anarchisme a même suscité d’étonnants revirements d’idées chez des intellectuels aussi engagés avec le Parti communiste qu’André Breton et Jean-Paul Sartre « Pourquoi, déclarait André Breton au début des années 1950, pourquoi une fusion organique n’a-t-elle pu s’opérer à ce moment (lors de la naissance du surréalisme) entre éléments anarchistes proprement dits et éléments surréalistes ? J’en suis encore, vingt-cinq ans après, à me le demander. »

Et Sartre, à la fin de sa vie, disant ne plus se reconnaître dans le marxisme : « J’aime bien rappeler les origines un peu anarchistes de ma pensée. J’ai toujours été en accord avec les anarchistes, qui sont les seuls à avoir conçu un homme complet, à constituer par l’action sociale, et dont le principal caractère est la liberté. »

On croit rêver.

D’aberration en aberration, l’anarchie est devenue une mode. Un flacon de parfum s’est même, voilà peu, baptisé « Anarchiste ». Guy Sorman, auteur de La Révolution conservatrice américaine, prône un « conservatisme libertaire ». Emmanuel Le Roy Ladurie se dit « libéral-libertaire », et Alain Touraine « socialo-libertaire ». En mars 1983, dans le Magazine littéraire, Jean-Jacques Brochier consacrait un long article à « Sollers anarchiste », et, en avril, un non moins long article à « l’anarchiste cérébral » Georges Simenon.

La méthode est bien connue. Cajolons l’adversaire pour mieux l’étouffer.

L’anarchie a une longue histoire et, au début du XIXe siècle, William Godwin et Charles Fourier peuvent être considérés comme des précurseurs de l’anarchisme. Pourtant, le véritable théoricien de l’anarchie, c’est Proudhon. Proudhon se proclame anarchiste et élabore une doctrine qui demeurera à jamais concurrente de celle de son contemporain et ennemi Karl Marx.

Pourtant, à la mort de Proudhon, en 1865, il n’existait aucun mouvement anarchiste, ni en France ni ailleurs. Bien que les ouvriers parisiens qui firent la Commune de 1871 fussent, selon l’expression de Karl Marx, « infectés de proudhonisme ».

L’anarchie, comme mouvement politique, ne commence que vers 1880, et l’ancêtre, « le père de tous les anarchismes », c’est Bakounine exclu en tant que tel par Marx de l’Internationale.

L’anarchie se situe en dehors des partis et les récuse tous. Bien que la politique ouvrière française, à la fin du XIXe siècle, ait été foncièrement anarchiste, débouchant sur l’anarchosyndicalisme.

La difficulté de cerner l’anarchisme, c’est justement qu’il n’est pas un parti, mais l’association, parfois tumultueuse, de nombreuses tendances.

Quoi de commun entre l’anarchisme individualiste, qui va de Stirner à E. Armand, et le communisme libertaire de Kropotkine sinon une opposition totale à l’embrigadement étatique ? Rien de commun entre le pacifisme intégral de Louis Lecoin et sa défense des objecteurs de conscience, et le nihilisme teinté de terrorisme. Rien de commun entre l’antipatriotisme, l’antimilitarisme, qui sont l’un des aspects les plus connus de l’anarchisme, et un patriote ukrainien anarchiste, valeureux guerrier, comme Makhno.

Rien de commun… Eh bien si, malgré des oppositions aussi vives, nous verrons que l’esprit libertaire se trouve aussi bien chez des hommes de guerre comme Makhno et Durruti, que chez des pacifistes comme Stirner ou Thoreau. Le mouvement anarchiste n’est pas un parti politique. Sa doctrine est floue, parfois contradictoire. Avec néanmoins des constantes.

Par exemple la négation de l’autorité, de toute autorité.

« Il y a plusieurs variétés d’anarchistes, écrit Sébastien Faure dans l’Encyclopédie anarchiste, mais tous ont un trait commun qui les sépare de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c’est la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions fondées sur ce principe. Ainsi, quiconque nie l’autorité et la combat est anarchiste. »

Négation de l’autorité et révolte.

Dans sa « Lettre aux anarchistes » (12 décembre 1899), Fernand Pelloutier écrit :
« Nous sommes des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, ni maîtres, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois ou des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi même. »

La révolte peut amener la violence, dont Sébastien Faure disait qu’elle était une « nécessité douloureuse ». Si la violence est aujourd’hui rejetée par les fédérations anarchistes (la violence des années 1970-1980 n’est plus le fait des anarchistes devenus non violents et pacifistes, mais de groupuscules marxistes-léninistes : bande à Baader en Allemagne, Brigades rouges en Italie, Action directe en France), l’histoire de l’anarchie comporte cependant une tradition de la violence.

Les courants libertaires sont aujourd’hui multiples et touchent le monde entier. Toujours importants en Italie, en Espagne et en France, nombreux en Amérique latine, c’est sans doute aux États-Unis que l’anarchisme connaît sa plus féconde activité théorique, par sa présence dans les universités (Murray Bookchin, Noam Chomsky) et dans le monde du spectacle (du Living Theater à John Cage).

L’anarchisme aux États-Unis demande une étude spécifique, ce que Ronald Creagh a d’ailleurs réalisé par sa thèse de doctorat en 1978.

L’anarchisme a resurgi en Grèce, en Turquie, en Yougoslavie et dans les pays scandinaves. Et, bien sûr, en Russie et en Ukraine, délivrés du joug bolchevique.

Dans sa préface au livre d’Alain Pessin, La Rêverie anarchiste (1982), Gilbert Durand met l’accent sur la nouvelle pratique sociologique qui se refuse à considérer l’anarchiste comme un marginal. « Le mouvement anarchiste, écrit-il, se situe dans ces phénomènes de marginalisation qui, selon nous — mais déjà selon Marx dans son analyse de la société de la première moitié du XIXe siècle —, sont le sel fécond de toute société. »

Dans les dernières décennies du XXe siècle, la sociologie et la philosophie universitaires se sont emparées de la pensée libertaire, même (et c’est souvent le cas pour les vedettes) lorsqu’elles ne citent pas leurs sources. Les études sur l’histoire et l’actualité de l’anarchie sont aujourd’hui nombreuses. Pessin, Manfredonia, Creagh, Onfray ont donné à la pensée libertaire de nouvelles perspectives, même si celles-ci effarouchent parfois le militantisme traditionnel.

Gaetano Manfredonia souligne que « la composition sociale des militants [est] de plus en plus issue des classes moyennes salariées » et que le mythe du Grand Soir « ne fait plus recette ». « Ne fait plus recette », mais galvanise néanmoins encore les jeunes militants.

L’idée même d’une révolution sociale insurrectionnelle, poursuit Manfredonia, demeure plus un mythe qu’une éventualité évidente, quand cette perspective était ancrée au plus profond des espérances anarchistes au début du XXe siècle.

Car si la philosophie anarchiste n’a jamais été « ouvriériste », si ses principaux théoriciens (à part Proudhon) n’étaient pas des hommes du peuple (Bakounine et Kropotkine aristocrates, Fénéon intellectuel bourgeois, Élisée Reclus savant géographe), la majorité des militants furent néanmoins et, pendant longtemps, des artisans : cordonniers, imprimeurs… Symboliquement, la couverture de la revue de Pouget, Le Père Peinard, célébrait un cordonnier à son établi.

En 1894, la police lyonnaise fichait cent cinquante-deux anarchistes. Parmi ceux-ci, 55 % étaient des artisans : trente-neuf cordonniers, seize tisserands, onze plâtriers, huit teinturiers. Les marxistes n’accusaient-ils pas les anarchistes d’être des produits de métiers en voie de disparition ? Mais le travail de ces métiers artisanaux permettait la rêverie. On sait que les cordonniers, notamment, étaient de grands lecteurs.

L’industrialisation de la cordonnerie et du tissage a balayé cette culture ouvrière. L’échec de toutes les révolutions populaires a mis à mal le messianisme.

Les nouveaux penseurs de l’anarchie se livrent à une complète reformulation des théories.

Subsistent, subsisteront toujours le rejet de l’État, du pouvoir (de tous les pouvoirs) et la fringale de liberté (de toutes les libertés).

Mais que sont aujourd’hui les États nationaux dans le contexte du capitalisme mondial ? Les anarchistes participent évidemment aux manifestations antimondialistes et écologistes. On les retrouve dans l’épopée du Larzac, dans les rassemblements contre les sites nucléaires, parmi les arracheurs de maïs transgénique.

Le situationnisme, les provos d’Amsterdam, Solidarnosc, autant de sursauts libertaires et revendiqués comme tels.

L’activité des militants anarchistes se retrouve aujourd’hui dans la critique des bureaucraties syndicales, dans la solidarité avec les objecteurs de conscience et les insoumis, dans les critiques de l’enfermement psychiatrique et de l’indigence carcérale, dans l’aide aux sans-papiers, aux sans-logis, aux SDF, aux expropriés.

On les retrouve encore parmi les théoriciens de la décroissance et les adversaires du matraquage de la publicité (les Déboulonneurs de pub).

On les retrouve toujours dans les luttes féministes. Toujours, puisque les
anarchistes se sont démarqués des partis ouvriéristes en préconisant, dès le début du XXe siècle, des réformes fondamentales : moyens contraceptifs, droit à l’avortement, sexualité consciente, limitation des naissances, union libre.

Combien ont été condamnés à la prison pour propagande interdite, aujourd’hui normale ?

Les anarchistes ont prôné, malgré la malédiction qui les poursuivait, ce qui est devenu le planning familial.

Enfin, Internet donne une puissance nouvelle à l’Internationale anarchiste puisqu’il permet un contact permanent, de pays à pays, de continent à continent. Les liens internationaux sont devenus plus faciles, plus immédiats et la propagande plus directe.

Le capitalisme dénoncé par Marx était absolument sordide. Mais il n’était qu’une préface malhabile à ce qui est devenu le capitalisme mondial d’aujourd’hui.

Face à celui-ci, que dire, que faire, sinon espérer ce que Jean Préposiet énonçait dans son excellente Histoire de l’anarchisme (1993) :

« Sans l’aiguillon libertaire, le pouvoir ne douterait jamais de lui-même. L’anarchisme reste la mauvaise conscience de l’autorité. »

Michel Ragon


[1Michel Ragon, Dictionnaire de l’anarchie, édité par Albin-Michel.