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À toi Jeanson

décembre 1970.

par Maurice Laisant



1941 : les rues sont sillonnées par les occupants en uniforme.

La réaction lève la tête (celle-là même qui hier « bouffait du boche »).

Gustave Hervé, l’antimilitariste renégat de 1914 fait ressortir La Victoire, titre qui ne manque pas d’humour ou d’inconscience.

La police — française celle-là — est à la disposition du vainqueur et se fait un devoir de ramener menottes aux poings les prisonniers évadés. Il lui faudra attendre 1945 pour opérer une mutation de ses sentiments patriotiques.

En bref, Paris est une vaste prison où le nombre des mouchards en civil le dispute à la cohorte de ceux en uniforme.

Rien à lire, rien à entendre !

Les copains sont dispersés au hasard de la guerre, des arrestations et de l’exode. Sont-ils morts ou vivants ?

Fini des journaux où une dernière voix d’homme se faisait entendre, où une presse était autre chose qu’un long et mensonger communiqué de guerre faisant suite en sens inverse à d’autres communiqués de guerre, non moins longs et non moins mensongers, dont on nous avait bourré le crâne.

Et puis voilà qu’un quotidien voit le jour, qu’il jaillit, fusée de lumière, dans la nuit qui nous entoure : Aujourd’hui.

Aujourd’hui, avec pour directeur Henri Jeanson… oui ! Henri Jeanson : celui à qui sa participation à Solidarité internationale antifasciste avait valu les geôles de Daladier.

Henri Jeanson qui, aux jours de la drôle de guerre dans un Merle blanc, plus blanc encore d’être passé par les pattes de la censure, signait du pseudonyme de « l’homme masqué », ce qui lui permettait de nous parler « de ce mot qu’il est interdit de prononcer et qui s’écrit P comme patrie humaine, A comme antimilitariste, I comme internationale et X comme l’homme masqué ».

C’était ce Jeanson-là qui allait reprendre le souffle et nous rendre le nôtre.

On allait voir.

On a vu et ça n’a pas trainé : quelques numéros, puis débarqué le Jeanson, débarquée son équipe de pacifistes !

Après une fulgurante première page où son article « C’est la faute à Quai des brumes » faisait vis-à-vis à celui de Galtier-Boissière « C’est la faute au 40 heures », le journal a paru discrètement sans nom de directeur, puis après quelques numéros Suarez a pris sa place.

L’incroyable aventure c’est arrêtée là.

Mais avant qu’elle prenne fin, j’ai eu le rare privilège de franchir le seuil du journal qui trônait dans les locaux de la rue Réaumur.

J’ai eu le rare privilège de rencontrer Jeanson qui avait du m’oublier : c’est aussi certain que je ne l’oublierai pas.

Était-ce un rêve ? On parlait de la Paix, des esprits à désabrutir, des copains emprisonnés qu’il fallait tirer de là : ce travail c’était celui du syndicaliste Juin qui tenait une rubrique dans le journal et auprès duquel Jeanson m’orienta.

« Reviens quand tu veux et tâche de nous apporter des adresse. »

Et puis je me suis trouvé dans la rue, dans la rue où sonnait le bruit des bottes, des claquements de talons et du silence lourd et abruti du plus grand nombre.

Qu’importe, j’avais dans les poumons ma bouffée d’air pur.

Elle m’a appris à ne pas désespérer, et je pense que j’en étoufferais si aujoiurd’hui où Henri Jeanson nous quitte, je ne me libérais pas, par cette relation, de ces vieux souvenirs auxquels ma mémoire est restée fidèle.

Maurice Laisant