On t’appelait tous Crapaud. Cette identité de batracien, nullement péjorative, t’aura suivi sans discontinuer depuis qu’au lycée Grammont de Tours tu avais lancé ce journal lycéen auquel toute un génération de potaches allaient t’assimiler complétement : Crapaud, journal baveux. Premier acte militant qui sera suivi de beaucoup d’autres, toujours dans la même lignée du verbe gouailleur de ch’timi du sud de la Loire auprès duquel celui de titi parisien doit pâlir d’envie.
Tu n’as rien su faire comme tout le monde. Ces études supérieures d’aménagement du territoire qui mènent d’ordinaire tout droit aux bureaux d’études des collectivités locales (objecteur-insoumis, cette voie t’était de toute façon fermée), tu as voulu les utiliser au service de ton objectif de transformation sociale. Écolo de la première heure, antinucléaire fervent. EDF n’a-t-elle pas poussé l’outrage jusqu’à construire une de ses premières centrales près de Chinon, à deux pas de ton jardin du Petit-Chouzé ? Tu as choisi de te battre plus concrètement pour la défense de l’écosystème menacé en te faisant « propagandiste par le fait » de l’agriculture biologique.
Ce retour à la terre, ce n’était pas à la façon des « babas-cools » de l’après soixante-huit ! Faire la démonstration qu’il est possible de produire la qualité biologique sans augmenter démesurément les coûts de production et faire partager cet objectif par le plus grand nombre de producteurs et de consommateurs possible, tel était ton projet que tu tenteras de mener à bien, du mas de la Comète, près d’Arles, à la région de Montargis.
Cela t’as mené tout naturellement au militantisme syndical, à la Confédération des travailleurs-paysans, puis à la fusion de celle-ci dans la Confédération paysanne, seul moyen de parvenir enfin à l’émergence d’une force nouvelle dans le monde agricole pour combattre la politique destructrice du « tout rendement » et de faire progresser la diffusion de nos idées dans un milieu social qui leur restait plutôt imperméable.
Écologie et agro-biologie, telles sont bien, à mon sens, tes apports les plus originaux à l’actualisation des idées anarchistes. Ces notions, à peine connues il y a vingt ans, ont gagné largement leur place dans le programme des anarchistes.
Si différents l’un de l’autre, de formation comme de style, nous nous sommes pourtant retrouvés dans les mêmes combats. Depuis ce groupe libertaire de Tours (dix-huit ans déjà !) où nous avons fait ensemble nos premières armes et forgés nos convictions jusqu’à ces dernières années où nous avons mené le même combat syndicaliste, toi dans le monde paysan et moi dans le monde salarié, avec l’espoir que tout cela se rejoindrait un jour…
Et entre les deux, tant de choses ! Des succès et des joies, mais aussi des échecs et des rancœurs, et je crois que nous en avons partagés quelques uns. Mais il faudrait un volume entier si on voulait entrer dans le détail. restons-en là…
Des projets, il en restait aussi. Et tu as décidé de mettre fin à tout cela, de tirer un trait sur l’avenir, ce jour maudit du 30 mai 1990. Toi seul en savait les raisons et tu n’as pas voulu les partager. Et tu nous laisses là avec nos doutes, nos angoisses et notre peine. Tu nous manquera, terriblement.
Ce que tu as semé à tous vents si généreusement, nous essaierons quand même de le récolter, mais ce ne sera pas facile et encore moins sans toit. Salut, Crapaud !
Sosso