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Un Homme de cœur

Le jeudi 19 décembre 1991.

Fort d’une amitié solide, André Bergeron, ex-secrétaire général de Force ouvrière, a tenu dans nos colonnes à saluer la disparition de son vieil ami Maurice en nous rappelant le rôle syndical de ce dernier.



Maurice Joyeux nous a quitté. Depuis des mois, la maladie l’avait enfermé dans un univers qui n’était plus le nôtre. Il rejoint ainsi sa compagne Suzy Chevet, qu’il a tant aimée.

Je garderai de lui le souvenir d’un ami, d’un militant courageux et sincère et d’un homme de cœur. Il était tolérant et abhorrait la méchanceté.

Lors de la tenue de nos congrès, il lui est souvent arrivé de juger sévèrement la politique de Force ouvrière. Seulement, il avait une manière bien à lui d’exprimer ses désaccords. Les anciens se souviennent sans doute du jour où il avait déclaré « que l’orchestre confédéral jouait juste, mais un ton trop bas ! ». Après ses discours, après m’avoir engueulé, il venait me voir pour m’assurer de mon amitié. En fait, je crois qu’il avait toujours peur de faire de la peine.

Je conserverai en mémoire des tas de souvenirs qui révèlent les multiples aspects de son attachante personnalité. Il était gai et plein d’humour avec sa pipe et ses yeux malicieux. Je pense qu’il eût été heureux de me voir conter quelque-unes des anecdotes qui ont illustré un côté de nos relations.

Il est entré à l’UNEDIC il y a plus de 20 ans. J’assumais alors la présidence du conseil d’administration et à ce titre il lui arrivait de me transporter dans une voiture qui n’était plus de première jeunesse. Le voyage était d’autant plus périlleux qu’il conduisait d’une main, alors que de l’autre, il me décrivait les contours de la société anarchiste, celle dont Élisée Reclus disait « qu’elle était la plus haute expression de l’ordre ». Je ne suis pas sût que les gardiens de la paix, qui nous croisaient, étaient de cet avis.

En mai 1968, il est allé voir M. Charles Novailhac, alors directeur de l’institution pour lui annoncer qu’il était naturellement en grève, mais que, compte tenu du caractère du régime et de la nécessité de régler les chômeurs, il se tenait à sa disposition, mais « à condition de ne pas être payé ».

Et puis, après la tourmente, alors que je commentais la tonalité de ses discours, il commença par me dire que décidément je ne comprendrais jamais rien. Ensuite, sur le ton de la confidence, il ajouta qu’il avait écoulé à le Sorbonne le stock de brochures depuis longtemps entassées à la librairie du Libertaire.

Au bout de l’engagement

Mais il y avait d’autres choses. Je me souviens qu’il est venu me voir, plusieurs fois, pour me demander de l’aider à surmonter des difficultés engendrées par ses activités. C’était du temps où Franco régnait sur l’Espagne. Des militants, des deux côtés des Pyrénées, s’étaient engagés dans des impasses. Ils étaient en danger. Je suis parvenu à les sortir d’affaire. Cela demeurait entre nous. Il estimait avoir fait son devoir. Moi aussi.

Maurice ne se contentait pas en effet de parler. Durant toute sa vie, il est allée au bout de son engagement. C’est ainsi qu’il a fait des années de prison par fidélité aux principes qu’il portait en lui, qu’il s’agisse du combat social ou de la période de guerre. Comme ceux qui ont beaucoup souffert, il n’en parlait jamais.

Dans nos congrès, il « levait » la salle. Les camarades attendaient son intervention. Personne n’aurait compris qu’il se taise. Son discours était toujours un message d’espoir. Il était anarchiste — au sens d’un attachement presque charnel à la liberté et au respect de la personne humaine. C’était un esprit libre, anti-conformiste, et refusant tout embrigadement. Il me faisait part de ses doutes au sujet de certains aspects de l’orientation de la politique de Force ouvrière. Je tentais de la convaincre. Pas toujours avec succès.

Maurice Joyeux aimait écrier. Il laisse de nombreux ouvrages, dont Le Consulat polonais qui est une photographie de la réalité sociale des années 30. C’est celui que je préfère. Nous garderons le souvenir de Maurice Joyeux. C’était un type bien. Il demeurera dans l’histoire de Force ouvrière.

André Bergeron