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Maurice Joyeux

Un Ouvrier autodidacte

Le jeudi 26 décembre 1991.

À part les drapeaux noirs dans les manifestations de Mai 68, des déclarations individualistes dans le théâtre de l’Odéon occupé et l’opinion critique de mon professeur de philosophie, je ne connaissais pas grand chose de l’anarchisme il y a plus de vingt ans.

Le premier Monde libertaire que j’ai lu, je l’ai acheté au kiosque situé à la sortie du métro Lamarck-Caulaincourt dans le 18e à Paris. J’ignorais que c’était à un pas du Château-des-Brouillards, librairie tenue un temps par Maurice Joyeux ; j’avais été simplement attiré par le dessin de Reiser sur la « une ».

Habitant boulevard Barbès, près de la place Château-Rouge, je commençais à fréquenter les cours, conférences et meetings organisés par le groupe Louise-Michel, rue Marcadet à la « Maison verte » ou de l’autre côté de la butte Montmartre, rue Robert-Planquette. C’est surtout dans le local, près de la rue Lepic, que j’ai, pour la première fois, entendu parler de l’anarchisme et des théoriciens libertaires en des termes fort différents de ceux employés par mon prof de philo. Maurice Joyeux était un des principaux orateurs qui contribuèrent à mon enthousiasme pour l’anarchisme.

L’après-68 n’était pas serein dans le mouvement anarchiste français, mais ce n’est pas le lieu pour en faire le bilan. La question de l’organisation, le débat anarchiste-marxisme en étaient les principales lignes. Même si on a pu critiquer à l’époque son caractère entier, Maurice Joyeux a été un de ceux qui contribuèrent au renforcement de la Fédération anarchiste, laquelle refusait tout compromis avec les groupuscules gauchistes issus de Mai 68. Mais comme il l’écrivait dans un ouvrage paru en 1984 aux éditions Les Cahiers du Vent du Ch’min : « Les bases sur lesquelles doit se construire une civilisation socialiste se distinguent de celles que nous proposait Jean Grave. Bien qu’il faille entourer les œuvres qu’ils nous ont léguées de tout le respect qu’elles méritent, je crois nécessaire de faire un tri impitoyable chez les théoriciens du siècle dernier. C’est en jetant sur leurs textes un regard différent de celui de l’ascète que nous leur serons le plus fidèles. Une tâche d’autant plus urgente que le langage qu’ils employaient a perdu son contenu originel et qu’il importe de le réinventer pour se faire comprendre de l’homme du XXe siècle finissant. »

Réactualiser l’anarchisme

Réactualiser l’anarchisme, mais en faisant appel à ses propres forces a toujours été le souci majeur de Maurice Joyeux. À quoi bon faire une synthèse avec le marxisme puisque lui aussi vient du XIXe siècle.

Ai-je toujours été d’accord avec Maurice ? Non. Quittant la Fédération anarchiste au milieu des années 70, je rejoignais l’Alliance syndicaliste qui regroupait des anarcho-syndicalistes et des syndicalistes-révolutionnaires. À l’organisation de synthèse anarchiste de la rue Ternaux, j’avais préféré un regroupement de syndicalistes largement issus des « événements de Mai 68 ». Les contacts existaient toujours à la FA, même si la polémique battait son plain à travers Solidarité ouvrière (organe de l’Alliance) où on malmenait les grands ancêtres comme Malatesta et Kropotkine. Le mouvement libertaire français était trop figé, écrivions-nous, ses militants devraient plus s’intéresser à l’économie, s’investir plus dans le travail syndical…

Mais comme l’a dit Maurice, l’organisation syndicale est une grande mangeuse d’hommes et l’organisation de militants soixante-huitards qu’était devenue l’Alliance syndicaliste s’essoufflait. Quand la décision de se saborder ou de perpétuer un groupuscule de plus fut à l’ordre du jour, ceux qui voulaient militer encore dans le mouvement libertaire choisirent d’adhérer à la FA.

Quand nous prîmes contact avec le secrétaire aux Relations intérieures de la FA, rue Amelot, nous étions aussi allés voir Maurice Joyeux. Bien que les sujets de friction n’aient pas manqué durant ces années (de nombreux militants avaient quitté Force ouvrière pour la CFDT, que sont-ils devenus ?…), ce fut cordial et enjoué ! Maurice était content de voir des anciens de l’Alliance syndicaliste (parisienne) et de la Confédération nationale du travail française (CNTF), former un groupe et adhérer à la FA. On lui expliqua le pourquoi et le comment de notre démarche et Maurice déclara en riant qu’on serait des « emmerdeurs » de plus !

Dix ans ont passé, et Maurice Joyeux nous quitte. C’était l’un des derniers de cette génération d’ouvriers autodidactes qui savaient à la fois manier la lime et la plume. avec lui j’aurai appris que le militantisme n’est pas toujours fête et liesse, que l’organisation de propagande et d’action révolutionnaire nécessite des efforts constants. Et que ceux-ci ne doivent pas cesser quand il n’y a plus de guirlandes. La FA existe, et le meilleur hommage à la mémoire de Maurice Joyeux est de contribuer à étendre son influence.

Thierry Porré


N.B. : Le Monde libertaire publiera dans un prochain numéro un inédit de Maurice Joyeux sur la Sécurité sociale.